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le père Chapuis est de la classe

Publié le par HITOYUME

Il est bien certain que si ce farceur de Verdelet ne s'en était pas mêlé, le paisible village de Perlange n'aurait jamais été le théâtre de cette savoureuse comédie dont on parlera longtemps dans les annales départementales.
Mais Verdelet adore la plaisanterie. de plus, il garde une dent contre le maire et l'instituteur. cette rancune est née d'une vieille querelle de bornage entre lui et M. Martin, dont les clos sont contigus. Le maire, pris pour arbitre, avait tranché le conflit en faveur du maître d'école. Verdelet ne leur avait jamais pardonné. Et voilà que le cabaretier possédait aujourd'hui, en la personne d'Isidore Chapuis, un instrument inconscient mais têtu de sa vengeance.
La chose avait commencé au début d'octobre, le jour où fut affiché l'avis annonçant qu'on cherchait un candidat au poste de crieur public. A cette nouvelle, le père Chapuis avait couru d'une traite jusqu'à la mairie, adossée toute blanche à son coteau crayeux, et avait postulé l'emploi :
- Ca m'revient. J'suis combattant de 14-18 et encore vaillant sur les jambes, malgré mes soixante-cinq ans. Battre la caisse, ça m'connaît. Pour la voix, j'crains personne; on m'entend de l'église jusqu'au vieux moulin...
Mais Monsieur le maire, un gros vigneron dont l'appendice nasal constituait la plus indiscutable des enseignes, avait rétorqué :
- Certes, Chapuis, vous avez la sympathie de tout le village. Personnellement, je n'hésiterais pas une seconde à vous nommer. Il n'y a qu'un ennui : vous ne savez ni lire, ni écrire. Pour le poste en question c'est un vice rédhibitoire !
- Aucune importance, répliqua le bon-homme. j'possède une vraie mémoire d'éléphant. Suffira qu'on m'lise une fois les avis à proclamer et j'les saurai par coeur...
- Non, non, je vous assure, c'est impossible. Le règlement est formel : je ne puis nommer un illettré.
Vingt fois le père Chapuis revint à la charge avec l'obstination d'un mulet, le maire persistant à lui opposer un refus amical mais administratif.
- Alors, c'est-y parce que les gamins de mon temps devaient travailler aux cépages et aux vendanges plutôt que d'user leurs culottes sur les bancs de l'école qu'on m'refuse aujourd'hui un gagne-pain ?
- Et que voulez-vous que j'y fasse ? Premier magistrat de cette commune, je ne puis violer la loi, même pour faire plaisir à un ami.
- Alors, il n'y a vraiment que cela qui vous empêche de me nommer... l'alphabet et tout l'truc ?
- Mais bien sûr !
- Bon. dans ce cas, j'apprendrai !
- Faites comme vous voudrez, mais les pouvoirs publics ne peuvent attendre plus longtemps. Le fils Nicolas a également postulé l'emploi, et le conseil doit en décider à la réunion de ce soir !
Le père Chapuis s'en alla, en bougonnant qu'il n'y avait plus de justice et s'en fut passer deux longues heures au cabaret en compagnie de Verdelet.
Le lendemain, en pénétrant dans la classe avant le cours, l'instituteur trouva le père Chapuis assis au premier banc de la travée centrale.*
- Salut, père Chapuis !
- Salut, M'sieur Martin !
- Vous allez vous promener par ce beau soleil ?

- Voici les enfants qui arrivent pour la classe. Ils sont déjà un peu en retard. nous allons commencer la leçon. Vous seriez bien gentil de nous laisser travailler...
- Mais, M'sieur Martin, si je suis venu chez vous ce matin, c'est dans l'intention de suivre votre classe. je dois absolument apprendre à lire et à écrire. Vous compterez désormais un élève de plus...
- Vous plaisantez, père Chapuis! Ce n'est plus à votre âge qu'on vient s'asseoir sur les bancs de l'école primaire. Reparlez-moi de cela à midi, voulez-vous. Je puis me tenir à votre disposition deux soirées par semaine, si vous le désirez, pour vous enseigner tout ce qu'il vous plaira. Je trouve personnellement très louable votre désir de vous instruire...
- Excusez-moi, M'sieur Martin. C'est bien aimable à vous... Mais le soir, ça n'peut guère me convenir, rapport à mes petites habitudes, la partie de cartes chez les Verdelet, vous comprenez ? Non, j'préfère suivre régulièrement la classe la journée, tout comm' les autr' s élèves...
Les mioches, après avoir traversé la cour en se bousculant, s'étaient arrêtés sur le seuil. Ils contemplaient intrigués le vieux bonhomme, assis devant son cahier vierge, qui avec son couteau s'était mis à tailler son bout de crayon.
- Enfin, père Chapuis, cette histoire est ridicule ! Ne me faites pas perdre un temps précieux sur l'horaire. Pour la dernière fois, je vous prie de sortir d'ici. vous n'allez pas, je suppose, me forcer à requérir l'intervention de M. le Maire ?
- allons donc, M'sieur Martin, c'est inutile de vous fâcher. Je suis parfaitement dans mon droit. J'ai pris mes renseignements, vous pensez bien ! Tous les citoyens sont égaux devant la loi. En démocratie l'enseignement est gratuit et même obligatoire. M. le Maire ne pourrait rien changer à ça !
- Obligatoire jusqu'à un certain âge, précisément.
- Mais je voudrais bien voir ce qui peut empêcher un Français payant ses impôts à bénéficier à tout âge des bienfaits de l'instruction républicaine...
- Vous vous obstinez ? C'est trop fort ! C'est vous qui l'aurez voulu... Jeannot, fit le maître au plus déluré des gosses, cours donc jusqu'à la mairie et prie M. Tourneur de venir au plus vite...
Peu à peu les enfants s'étaient remis à gambader dans la cour cendrée, tandis que le bonhomme, toujours calé devant son pupitre, répétait avec entêtement :
- j'suis dans mon droit ! j'veux suivre la classe comme un  chacun peut le faire. Le règlement c'est le règlement !
Quelques instants plus tard, le maire apparaissait tout intrigué. Mis au courant du fait par l'instituteur, il tenta à son tour de raisonner l'obstiné :
- Ainsi, père Chapuis, vous voulez jouer au plus fin avec nous ? Pourtant vous savez que vous avez tort. C'est Verdelet qui vous a monté la tête, n'est-ce pas ?
- Je sais que j'ai raison, et Verdelet n'a rien à voir dans tout ceci. Verdelet est un brave homme, qui souffre quand on préfère ce blanc-bec de Nicolas à l'ancien combattant chevronné que je suis !
- Encore une fois, vous êtes à côté de la question. Il ne s'agit pas de cela. Ouvrez le règlement scolaire. Que dit l'article premier ? Les garçons pourront fréquenter gratuitement l'école primaire pendant quatre années, à partir de l'âge de cinq ans. Et bien, que répondez-vous à cela ?
- Que je suis dans mon plein droit d'après vos propres paroles... Vous n'contesterez pas que je suis un garçon ! J'ai aussi plus de cinq ans. Et je n'ai jamais fréquenté l'école, ni pendant quatre ans, ni même pendant un seul jour... Alors ?
Le maire et l'instituteur, pris de court, se regardèrent interdits. Fébrilement, ils parcoururent des yeux tous les articles du règlement pour y dénicher l'un ou l'autre argument à répliquer; mais en vain. L'habile réponse du père Chapuis les avait désarçonnés.
Finalement M. Tourneur, à bout de patience, invita l'instituteur à commencer sa classe :
- Je ne veux pas insister pour aujourd'hui, père Chapuis, afin de ne pas prolonger ce scandale. Mais je ne m'avoue pas vaincu ! Je vais en référer à M. l'Inspecteur principal et nous verrons bien. Et je vous préviens d'une chose : ne vous avisez pas de faire le malin et de troubler l'ordre de l'école. Sinon, je n'hésiterai pas à vous faire expulser, au besoin par le garde-champêtre !
- N'ayez crainte, M. le Maire, n'ayez crainte. Je suis venu ici dans le but d'apprendre et M. Martin n'aura jamais de meilleur élève que moi.
Le bonhomme avait dit vrai. A soixante-cinq ans, le père Chapuis se révéla l'écolier le plus ponctuel, le plus docile et le plus attentif que jamais les vieux bancs de chêne de l'école primaire de Perlange aient connu. Ses condisciples s'étaient peu à peu habitués à sa présence. Ils n'y auraient même plus prêté attention, si le nouvel élève n'avait fait, pour toute sa petite classe, figure de modèle.
M. Martin, piqué au vif, feignait d'ignorer sa présence. Aux répétitions, il dédaignait de l'interroger. Mais le vieil homme suivait passionnément les moindres explications. On le voyait manier, avec une touchante application, de ses gros doigts noueux, le crayon qui traçait des jambages et des O.
Les progrès du père Chapuis étaient étonnants. Après quelques mois il lisait presque couramment, et ses dictées étaient nettement supérieures à celles de ses rivaux. Mais où le vieil Isidore tenait incontestablement le pompom, c'était en calcul; son esprit de campagnard pratique semblait particulièrement apte à jiongler avec la table de multiplication et à mesurer la superficie d'un vignoble ou d'une pièce de terre.
A l'issue des compositions de premier trimestre, M. Martin fut bien forcé de constater que le père Chapuis se classait premier dans toute les branches du programme : il avait même récolté les neuf dixièmes des points.
Après les vacances de Noël, le lundi de la rentrée, alors que les gosses s'amusaient à jouer au ballon dans la cour, l'instituteur s'approcha d'Isidore, occupé dans un coin à revoir ses règles de grammaire :
- Chapuis, fit M. Martin, qui croyait enfin tenir sa revanche, M. le Maire m'a posé hier une question à votre sujet. Vous n'ignorez pas que les bulletins doivent, d'après le règlement, être signés par les parents. Or j'ai constaté que vos notes hebdomadaires étaient toutes signés par vous-même, les premiers temps au moyen d'une croix, dans la suite par l'apposition de votre propre nom. C'est là une pratique inadmissible. Si la chose n'était pas régularisée au plus vite, je serais en droit de vous exclure de l'école pour faux.
- C'est que j'ai point d'parents, moi !
- Il m'est impossible d'entrer dans ces considérations-là. Je vous donne vingt-quatre heures pour me rapporter vos bulletins paraphés. Faute de quoi je prendrai à votre égard la sanction qui s'impose.
A quatre heures, Chapuis eut un grand conciliabule au cabaret avec son ami Verdelet. Peu après, on pouvait voir le bonhomme prendre la route de Jardon-les-Chaumes, où demeurait sa cousine Hortense, l'unique parente qui lui restait. La nuit était fort avancée quand il regagna Perlange. Mais le lendemain, il exhibait fièrement au maître d'école toutes ses notes signées d'une écriture malhabile :
"Chapuis Hortense, veuve Blochet";
Et M. Martin en fut pour ses frais.
Durant le deuxième trimestre, l'élève Chapuis s'appliqua avec la même constance à assimiler la modeste pâture intellectuelle que l'instituteur dispensait aux enfants du village. A Pâques, une nouvelle fois, ses efforts scolaires furent couronnés de succès.
M. le Maire ne décolérait pas de voir son autorité bafouée. Il avait adressé au département de l'enseignement un rapport en bonne et due forme sur l'incident. Mais, comme toutes les requêtes qu'on adresse à l'administration, son envoi "suivait la filière"... Ce qui vexait encore davantage M. Tourneur, c'était de constater que l'aîné de ses rejetons, Arthur, l'espoir de la famille, n'arrivait aux compositions que loin derrière le père Chapuis.
C'est alors que la conjuration des gens de la mairie ressera ses mailles autour du vieil Isidore.
Un beau matin de mai, l'ami de Verdelet attendait, appuyé contre la grille de la cour, que sonnât la cloche de la classe. Au tournant de la route apparut le facteur Zéphyrin, son éternelle pipe au bec. Ce dernier posa le long du fossé sa bicyclette et s'avança vers la maison de l'instituteur pour lui remettre son courrier.
- Tiens, mon vieux Chapuis, jette donc un coup d'oeil sur ma machine; ces brigands seraient capables de me dégonfler mes pneus !... Tu renifles mon tabac ? Il est fameux, pas vrai ? Si le coeur t'en dit, voilà le paquet : bourre-toi une pipe.
Tandis qu'Isidore savourait avec délices les bouffées de son brûle-gueule, M. Martin avait surgi sur son seuil et lançait d'une voix triomphante :
- Cette fois, je vous tiens, père Chapuis ! Fumer dans l'enceinte de l'école est un cas de renvoi prévu par l'article 12 du règlement, que vous connaissez mieux que moi !
Le bonhomme était têtu mais loyal. Il s'avoua vaincu. Sans un mot, ses cahiers sous le bras, il s'éloigna la tête basse.
Ce soir-là, chez M. le Maire, on vida quelques bouteilles de la fameuse récolte 1921.
Le 28 juin, tard dans la soirée, M. Martin était encore occupé à mettre la dernière main à ses calculs d'excellence. C'est M. Tourneur qui allait être satisfait : son petit Arthur se classait premier sur l'ensemble de l'année.
Soudain on frappa à la porte et le père Chapuis parut :
- Vous d'mande pardon d'vous déranger... J'ai appris qu'c'était après-demain la proclamation... J'voudrais savoir à quelle heure j'dois m'présenter ?
L'instituteur eut un sourire étonné :
- Mais, mon brave, vous n'êtes plus mon élève, ayant été renvoyé de l'école depuis près de trois mois !
- Faites excuse, m'sieu Martin. Verdelet connaît le règlement comme pas un. Il m'a affirmé que tout élève ayant pris part aux eux tiers des concours doit bénéficier d'une moyenne et être classé en excellence. Je suis dans ce cas-là et je me présenterai donc, sauf vot'respect, à la salle des fêtes le 30...
Et cette année, la proclamation scolaire à Perlange donna lieu à un spectacle peu banal. M. le Maire était si congestionné de colère rentrée, que ses yeux "bersillaient", comme on dit en patois du pays. Mélangeant les feuillets, il bafoua littéralement la fin d'un discours qui s'annonçait pourtant d'une belle venue. Mais le clou de la cérémonie, ce fut quand M. Tourneur se vit obligé de ceindre de la couronne de laurier la tête chenue de son vieil ennemi, l'élève Chapuis. A cet instant, la salle faillit crouler sous les applaudissements.
Après cela, le maire et sa clique n'eurent plus qu'à entrer au plus vite chez eux sans demander leur reste. l'ennemi capitulait. Verdelet et ses hommes promenèrent alors en landau découvert, dans l'unique rue du village, le père Chapuis qui pleurait d'émotion. Puis, comme de juste, l'on s'en fut au cabaret.
Ce qui se passa ensuite, nul ne le sait au juste. La fête dut se terminer fort tard.
Lorsque M. le Curé sortit le dimanche matin du presbytère pour célébrer sa première messe, il découvrit l'élève Chapuis béatement allongé dans le fossé de la pâture voisine. A côté de lui, sur l'herbe verte et drue, gisaient "Le Trésor du Foyer" et "Fabiola ou l'Eglise des Catacombes". La Roussotte, son puissant mufle passé entre les fils de la clôture, broyait avec nonchalance la couronne de laurier, vestige flétri de cette apothéose éphémère.
- Chapuis ! tança M. le Curé, allez-vous vous réveiller et rentrer chez vous ? Vous êtes un vivant scandale pour tous les paroissiens !
D'un geste maladroit, Isidore tenta de chasser les mouches qui bourdonnaient autour de lui. Puis, apercevant soudain la noire silhouette du prêtre, le vieil enfant soupira entre deux hoquets :
- Vous du moins, vous n'me contredirez pas, M'sieu l'Curé... Comme l'a dit Monsieur l'maire : c'est fameusement beau l'instruction !...

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T
C' est souvent le cas, quand on possède une petite autorité on en abuse
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