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l'autre moitié

Publié le par HITOYUME

J'observais mon visage dans le miroir de la salle de bains. Je le scrutais, comme tous les matins, à la recherche d'une crotte d'oeil à décoller, d'une petite peau sèche à balayer. Il était tôt et je m'apprêtais à sortir dans la rue. Je me montrais un profil, puis l'autre, je n'arborais aucune expression, les traits neutres, et, dans la lumière blanche du néon, je découvris ma première ride.
Elle s'étirait discrètement sous mon oeil gauche, descendant sur un petit centimètre le long de l'arête de mon nez. Je me suis approché afin de la voir de plus près. Et j'ai souri. J'ai dis :
- Oh... mais, qu'est-ce que tu fais là, toi ?
C'était la première fois qu'apparaissait sur mon faciès un petit coup de griffe du temps, la preuve imprimée dans la chair que j'étais devenu un homme d'âge mûr. J'éprouvai immédiatement pour cette légère marque une certaine tendresse et ressentis la satisfaction du soldat décoré ou de l'étudiant diplômé.
Je passai la journée de bonne humeur, exhibant la minuscule trace encore invisible, comme si le simple fait de la savoir accrochée à mon visage m'apportait un regain de crédibilité. Je travaillais dans une agence de communication, ici, les signes de maturité étaient précieux. Personne ne remarquait ma ride, mais cela n'avait pas d'importance, d'autres la rejoindraient bientôt, forçant naturellement le respect.
Le soir du même jour, de retour dans mon appartement, je dénichai mon premier cheveu blanc. Il pointait timidement son éclat parmi ma toison d'ébène, au niveau de ma tempe, du côté de la jeune pliure apparue plus tôt. J'en éprouvai une véritable joie, pour un peu, j'aurais appelé ma mère afin de lui annoncer la bonne nouvelle. Je vieillissais et cela générait en moi une grande volupté.
Caroline, avec qui je passais parfois la nuit, constata le changement qui s'opérait en moi. Elle me dit que j'avais l'air plus détendu que d'ordinaire et me demanda quelle était la raison. Je lui répondis que je me sentais bien dans ma peau, tout simplement. Elle me déclara que la sérénité m'embellissait.
- C'est agréable de vieillir, dis-je.
Elle me désigna Grand Sage et m'embrassa pile sur ma ride, sans en avoir conscience.
Le lendemain, dès le réveil, je me pointai devant le miroir de la salle de bain. Ma ride était bien là, beaucoup plus présente que la veille. Et ça n'était pas le seul changement. L'espace entre ma narine et la commissure de mes lèvres était également marqué.Et puis, une ombre de patte d'oie se dessinait à l'extrémité de mon oeil. Tout cela du côté gauche, le droit étant bizarrement épargné. Mon cheveu blanc n'était plus seul, ils étaient à présent au moins une dizaine, tels des fils de couture oubliés ici et là.
C'était étrange. Je tournai ma tête d'un côté, j'étais moi-même. Je pivotai dans l'autre sens, j'avais pris dix ans. Je m'amusai un instant à comparer mes deux profils. Aujourd'hui, demain. Caroline me trouva un peu fatigué.
Quelques jours plus tard, le phénomène s'était considérablement amplifié. je n'éprouvais plus aucune satisfaction à me regarder dans la glace, j'allais y constater chaque matin l'ampleur des dégâts, comme on regrette impuissant, la progression d'un eczéma galopant. Maintenant, la moitié gauche de mon visage semblait chiffonnée, on aurait dit un mouchoir en papier sorti du fond d'une poche. Les petites rides que j'avais tant affectionnées étaient à présent perdues parmi une armée de profonds sillons qui se croisaient et s'entrecroisaient, sur mon front, ma joue et mon cou. Cette partie de ma figure était encadrée par une tignasse poivre et sel. Je restai sans voix devant l'image que le miroir me renvoyait. Mon profil droit n'avait pas changé, il était égal à lui-même, celui d'un trentenaire à la peau encore élastique, tandis que le gauche avait terriblement vieilli, il aurait pu appartenir à une personne âgée.
L'effrayante métamorphose ne concernait pas uniquement mon visage. Tout mon côté gauche était celui d'un ancêtre. Mon bras avait maigri et la peau de mon torse pendouillait lamentablement. Des taches brunes mitraillaient le dos de ma main. mon genou était cagneux, mon pied tordu, mes ongles jaunes. Et la peau de mon mollet striée de veinures bleues pareilles à des vermicelles teintés.
Une moitié de mon corps était décrépie, tandis que l'autre non. Jour après jour, la peur m'avait gagné, et je me sentais maintenant totalement égaré. Devais-je consulter un médecin ? Qu'aurait pu faire celui-ci contre ma moitié vieillissante ? Il n'existe aucun remède pour soigner les conséquences du temps qui passe.
Je n'allais plus travailler, prétextant une méchante grippe. Je demandai à Caroline de rester chez elle. Et je passai la plupart du temps devant le miroir à regarder mon demi-corps décliner.
Mon oeil gauche était devenu terne. Quand je ne regardais qu'avec celui-ci, tout était flou. Plusieurs dents étaient tombées. De longs poils blancs et durs sortaient de ma narine. Mon oreille avait doublé de taille et mon lobe pendait telle une épaisse goutte de chair rose. J'avais mal aux articulations. Et je boitais. Il n'était plus question que je quitte l'appartement.
Un matin, mon bras ne répondit pas. Ma jambe non plus. Je me traînai jusqu'à la salle d'eau, sautillant sur mon pied valide et me retenant aux meubles. J'attrapai mon poignet gauche avec ma main droite, le soulevai et le relâchai : mon membre retomba, inerte. Pareil avec ma jambe. Ma paupière refusait de se lever, ma lèvre inférieure s'écoulait comme si elle avait été anesthésiée par un dentiste. Ma peau, sur tout le côté gauche, était grise. Quand je posai la main droite dessus, je la découvris glacée.
Ma moitié était morte.
Cette constatation m'emplit de tristesse et d'horreur. J'étais à demi décédé et je traînais avec moi cette portion inanimée et rabougrie qui me dégoûtait autant qu'elle me faisait honte. Comment avais-je pu laisser mourir cette partie de moi-même ? Maintenant qu'elle se répandait après moi, je repensais à tous ces matins durant lesquels je l'avais simplement regardé péricliner, en me répétant sans cesse, comme pour mieux m'en convaincre, que cela allait passer, que bientôt ça irait mieux. Alors qu'elle s'usait, qu'elle se vidait de son essence, qu'elle sombrait inéluctablement.
Caroline m'appelait plusieurs fois par jour. Elle s'inquiétait. Je la rassurais du mieux que je pouvais, mais elle n'était pas dupe, elle sentait que quelque chose de profond était en train de s'opérer en moi.
J'ai décidé de réagir. Je me suis habillé, j'ai enfilé un long manteau et je suis descendu dans la rue, pour la première fois depuis plusieurs semaines. J'avais eu le temps de réfléchir au meilleur moyen de redresser la situation, sans doute le seul envisageable.
Avec beaucoup de difficulté, j'ai parcouru le boulevard jusqu'au bout, afin d'atteindre cette petite boutique dont je connaissais l'existence et à laquelle j'avais naturellement fini par songer. dans sa vitrine étaient entreposés toutes sortes d'animaux, figés dans des positions qui se voulaient naturelles. Empaillés. Il y avait même, entre un renard sur le qui-vive et un faucon digne, une autruche comique qui regardait les passants avec une expression stupéfaite.
Le taxidermiste, dans sa blouse blanche, m'écouta sans m'interrompre. Puis il me demanda d'hôter mes habits. J'exhibai ma moitié morte qu'il examina avec un grand intérêt.
- C'est faisable, dit-il simplement.
Il n'avait pas l'air plus étonné que cela.
L'opération dura deux jours. L'homme arracha mes muscles inutiles, ma chair corrompue, raclant ma peau et mes os, vidant avec précision cette moitié de mon corps abandonnée par la vie. Une grande peine m'étreignit, comme si je devais me résoudre à abandonner ce que j'avais été jusqu'à présent. Puis le taxidermiste emplit l'enveloppe de crin additionné de divers produits. Il remplaça mon oeil par une bille de verre, vissa dans mes gencives des dents factices, me teinta les cheveux.
Quand je me postai enfin devant un grand miroir, nu, je me reconnus. Oui, c'était bien moi, égal des deux côtés. Le gauche était peut-être un peu raide, mais avec de l'entraînement, je devais pouvoir faire illusion.
Je rentrai chez moi et appelai Caroline. J'allais à nouveau retrouver une vie normale, équilibrée.
Récemment, j'ai déniché une petite ride au-dessus de ma pommette droite. Mais cette fois-ci, hors de question de laisser les choses dégénérer. S'il le faut, je passerai par la chirurgie esthétique. En attendant, j'étale de la crème anti-âge sur la moitié de mon visage, celle qui vit encore. Et je guette, anxieux, le moindre changement dans ma physionomie.

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