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dis-moi où tu pratiques

Publié le par HITOYUME

Dis-moi où tu pratiques, je te dirais qui tu es. Le dojo est un atelier. Ce qu’on y construit ? Soi-même … Mais un dojo aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ? Au football, le terrain, indispensable champ de bataille de ses stratégies guerrières, à la boxe, le ring, quadrilatère lumineux qui met en scène le spectacle violent du face-à-face. Au judo … le dojo, lieu de culture et de travail où se construisent des judoka, où se construisent des hommes. A travers le lieu qui les représente, les disciplines sportives expriment ce qu’elles sont. Pour le judo, pour les budo en général, ce n’est pas l’espace de compétition, l’endroit où l’on « joue » (au tennis, au foot ), qui le symbolise immédiatement, mais bien cette salle d’étude, cet espace de pratique, d’effort et d’apprentissage, le dojo. Et tout est dit.
Le budo affirme sa volonté de transformer les êtres par la pratique martiale. Ce qui est visé, à travers le travail des techniques, c’est l’amélioration de l’individu. Dans un enseignement qui a cette ambition, le lieu où cette transformation décisive se fait est identifié par ce terme de « dojo ». C’est dans cet espace que le pratiquant va éprouver certaines de ses expériences les plus puissantes. Même si elle ne sont que des métaphores de la vraie vie (celle que l’on vit en dehors du dojo), ces expériences sont marquantes et significatives. Elles font évoluer. Des combats, des apprentissages, des épreuves, des contraintes, des rencontres qui bousculent, défont avant de recomposer en un alliage plus solide, comme le plomb fondu des alchimistes devenait or, dit-on, au fond de leur creuset. Le dojo est un lieu physique, mais sans doute un peu plus que cela … Quoi donc ? Des hommes, un enseignement, des règles, un symbole. Le dojo, c’est d’abord une salle. Quatre murs, un parquet ou un tapis, un espace sur lequel se joue l’aventure de notre transformation progressive de débutant à expert, d’enfant à homme. Cette salle, les pionniers du budo l’ont toujours souhaitée impeccable : lieu fort, lieu fermé dans lequel l’énergie peut circuler librement, dans lequel la concentration est possible. Le dojo n’est pas bruyant, le dojo n’est pas ouvert au public (ou alors très discret). Il se referme sur les hommes et sur leur effort, il ne les disperse pas, il les réunit et les aide au travail.
C’est une salle de travail, comme on dit à l’école, où comme on dit à la clinique. On y étudie, on y naît à soi-même. Le dojo doit être, autant que possible, une salle propice.
Dans ce lieu, qui appelle à la vigilance, dans ce lieu privilégié, se réunissent les pratiquants. Dans le « sas » des vestiaires, ils ont abandonné qui le bleu de travail, qui le costume cravate, pour revêtir l’habit blanc de la pratique, le kimono qui les unifie par sa sobriété, qui les « égalise ».
 A la porte les différences comme les soucis, à la porte les clivages sociaux et économiques, à la porte les vêtements : les voici qui entrent au dojo, dépouillés, redistribués selon l’échelle symbolique des grades et celle de l’expérience. Ensemble ils vont travailler à se construire eux-mêmes dans le dojo et se faisant … à construire le dojo. Car, bien sûr, sans les hommes, sans leur bonne volonté et leur constance, sans leur sueur mêlée et leur fraternité, sans leur capacité à se réunir régulièrement pour le travail, le dojo n’existe pas : il n’est que coquille vide, salle désaffectée. 
Les hommes sont le dojo ? Et par leur adhésion au projet, par leur capacité de concentration et de sérieux, par leur enthousiasme, ils en transcendent les limites. Qui n’a pas connu en effet de « dojo » plein de vie et d’ardeur alors que la pratique se faisait dans une salle exigue ou peu fonctionnelle (avec des poteaux au milieu), dans une salle municipale ouverte à tous les vents ? C’est l’effort soutenu et idéaliste des pratiquants qui font vivre le dojo à travers le temps, à travers les générations, la précédente accueillant la suivante et la soutenant. Le dojo, c’est l’union d’un groupe dans une pratique commune, autour d’un espoir, d’une idée, d’une méthode. Le dojo c’est d’abord le cœur vaillant des hommes qui veulent apprendre.
Ces hommes suivent un professeur. S’ils en sont le cœur déterminé et volontaire, il est l’âme du dojo par la responsabilité qu’il a prise, par l’énergie constante qu’il diffuse, par son enseignement, par la force de son esprit qui créent la cohésion et l’orientation décisives. Sans lui, là encore, rien n'est possible.
Il transmet le patrimoine technique, il assume avec toute l’humanité dont il est capable l’accompagnement des pratiquants qui lui font confiance. A lui aussi la responsabilité de faire vivre le dojo à travers les années, de passer le relais à ceux qui viennent à sa suite. Dans les belles histoires, c’est aussi une manière, un style qui traverse ainsi les époques, ancré dans un lieu qui l’identifie. Le dojo devient école …
Autour de ces hommes, des règles pour les organiser, une forme à respecter. Qu’est-ce qu’un dojo sans un rituel précis à suivre, sans un règlement intérieur à respecter ? Une tentative de construction sans fondations. Pire : une violence qui s’exprime sans être encadrée et contrôlée. Les règles sont le cadre qui contient et organise. Elles sont d’abord là pour rendre l’étude possible : comme dans une salle de classe, 
on ne sort pas sans demander l’autorisation, on ne chahute pas, on se concentre sur l’étude. Mais au-delà de cette idée même, les règles font le dojo comme les piliers sont nécessaires à l’édifice. Sans elles, rien de solide ni d’équilibré.
La main malhabile a besoin de la règle pour tracer un trait plus ferme et plus droit, ainsi les codes de comportement canalisent l’énergie vers le haut, l’encadrent pour en éviter la dispersion, la dérive. La pratique juste commence dans le respect d’une étiquette précise, d’un idéal contraignant. Règlement intérieur explicite et implicite, code de conduite, rituels familiers, comme celui du salut, et jusqu’au préceptes de l’école (dojo kun) qui expriment en quelques phrases la sève de l’enseignement « budo » qu’on y reçoit, tous ces éléments imbriqués se font tuteurs : on y est lié, mais ils nous permettent de pousser droit et plus haut.
Dans les arts martiaux, les hommes fréquentent la violence. La leur, celle des autres, celle de la vie même. Pour qu’une telle étude soit positive et bien menée, il y faut la clarté de la règle, sa netteté, sa force de contrôle et de structure. 
A la fois lieu réel, rassemblement humain autour d’un idéal d’apprentissage, incarnation d’une école à travers un professeur et ses assistants, ensemble de règles, le dojo en devient symbole. A travers l’ombre épurée du dojo, dans cette simplicité géométrique, toute l’aventure et les enjeux du budo se profilent : à l’intérieur la sueur, les efforts, la confrontation passionnée, une forme de violence toujours présente, mais contrôlée par la force de la structure, et transcendée par la fraternité qui naît du lien des hommes.
Dans la pureté des lignes, on lit la concentration, l’exactitude harmonieuse des gestes, la perfection toujours recherchée dans l’art. Grand privilège des budoka : le dojo vibre toujours d’une puissance particulière … et cela, même si l’enseignement a lieu dans une salle municipale.
Ce que nous faisons au dojo, dans tous ses aspects : le lieu, le groupe, l’enseignement du professeur, les règles et peut-être surtout ce que nous n’y faisons pas, joue à plus ou moins long terme sur les pratiquants eux-mêmes. C’est pourquoi la pratique commence par des habitudes simples de comportement, par la façon de se tenir et de s’habiller : car en entrant dans un dojo, on entre dans un symbole, celui du budo lui-même.
Dans un dojo négligé, cette puissance s’étiole … et les pratiquants ne perçoivent plus ce qui est juste.
Une dernière image … Au dojo règne un ordre tranquille. Les zooris sont alignés sur le bord, comme les élèves face au sensei et au kamiza. Au centre se tient un judoka, sa ceinture correctement nouée sur son keikogi blanc, tenant fermement le hara : c’est un guerrier, mais un guerrier contrôlé et pacifié par son étude. Il se tient droit, rectitude humaine au centre de ces alignements. Le dojo est autour de lui comme il est dans son cœur, désormais, partout où il va.
Et maintenant une petite histoire.
C’est l’effervescence à la Genryu kai, école réputée de jujutsu. Le grand tournoi national approche et pour cette fois, après un tournoi provincial plutôt moyen, les chances du dojo d’être brillamment représenté semblent minces. Les instructeurs du dojo se lamentent … d’autant que maître Genryu, quatre-vingt dix ans, a quitté sa retraite pour venir observer le travail que font ses successeurs.
Le vieillard tout sec, fragile d’une récente maladie promène partout un regard toujours droit. L’entraînement commence … le maître reste muet et impénétrable. Une fois les combattants retirés, les experts viennent anxieusement l’entourer.
- Les attitudes ne sont pas bonnes …  Les têtes s’abaissent.
- Il y a ce Takimoto …  poursuit le maître.
- C’est vrai, sensei, Takimoto est le pire. Un excellent combattant, mais qui n’en fait qu’à sa tête. Parfois, il ne vient pas s’entraîner en disant qu’il n’est pas dans le bon état d’esprit, parfois il regarde par-dessus nos têtes comme si nous n’étions pas là avec une insupportable arrogance, parfois il perd des combats qu’il devrait gagner comme s’il ne s’intéressait plus au combat. Il est vraiment incompréhensible !  Mais rassurez-vous, nous ne l’avons pas mis dans l’équipe .
- Alors mettez-le. Je l’ai regardé. Il sera le champion du Japon .
Et c’est ce qui arriva. Takimoto, souverain, emporta le tournoi pour la grande gloire de l’école Genryu avec une attitude digne des grands guerriers de la tradition.
- Maître, comment avez-vous su ? Comment avez-vous vu ?  demandait incrédule quelques semaines plus tard, le chef des instructeurs.
- J’ai vu que vous vous étiez trompé entièrement sur le compte de ce Takimoto. Il vous paraît arrogant et imprévisible, moi je vois qu’il ne s’intéresse ni à l’image que vous avez de lui, ni aux petites victoires, il ne s’intéresse sincèrement qu’à la perfection. Le championnat du Japon était digne d’un tel esprit .
- Mais maître, comment avez-vous pu juger ?
- Je l’ai observé au moment de monter sur le tatami. Tandis que les autres plaçaient leurs zooris sans soin, lui les a alignés exactement, s’imposant aussi de redresser discrètement ceux des autres. J’ai vu à cette façon de faire ce qu’il valait réellement .

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