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un amateur

Publié le par HITOYUME


Je dois dire que cet été-là fut fertile en émotions. J'avais pris mes vacances chez Alexandre Bourrel, vieux cultivateut de Naujac (Lot). Il me louait une chambre ma foi assez correcte, mais le reste de sa ferme, en état de décrépitude avancée, était encombré d'un bric-à-brac informe de vieilles épaves, d'outils, de papiers. Il y avait notamment dans sa cuisine aux poutres noircies d'un dépôt centenaire de graisse, de fumée et de chiures de mouches, un frigo datant de l'immédiat après-guerre, encore équipé de l'antique système à moteur au fuel et qui, c'était bien le plus étrange, fonctionnait encore.
Au-dessus, un napperon posé là par sa femme avant sa mort vingt ans auparavant, cachait ses trous de mites sous un amoncellement d'objets indistincts, vieilles boîtes de médicaments, clés rouillées, calendrier religieux en plastique, baromètre cassé, bouts de ficelles, stylos vides, et surtout une envahissante collection de cartes postales diverses dont le jaunissement et le racornissement étaient proportionnels à l'ancienneté, car Alexandre Bourrel raffolait des images, c'était son vice. Il en collait, suspendait, punaisait un peu partout, photos découpées, étiquettes de boîtes ou tableaux indiscernables.
Celui qui était accroché au-dessus du frigo, de tableau, j'avais justement mis assez longtemps à le discerner. Sous une couche noirâtre, j'avais fini par identifier un paysage dont la facture était pour le moins étonnante. Le regardant jour après jour avec un peu plus d'insistance, je me refusais à admettre qu'il put m'arriver à moi le coup classique de la toile de maître retrouvée dans un grenier. Le volume du frigo m'empêchait de m'en approcher suffisamment, et mes yeux s'usaient dans la chiche clarté de l'ampoule nue que le vieux paysan matois allumait avec parcimonie pour servir mes repas, à tenter de décider si la tâche plus noirâtre du coin inférieur gauche était une concentration d'excréments d'insecte ou une signature. La facture de ce tableau était si flagrante à mes yeux exercés, que parfois je croyais lire dans ce dessin noir le seul nom qui me venait à l'esprit. Puis vint le jour où j'eus enfin le loisir de vérifier.
Profitant de l'absence d'Alexandre Bourrel, parti pousser ses vaches dans ses prés boueux, j'escaladai une chaise et, éclairé par une lampe torche, j'essuyai à l'aide d'un coton le dépôt sombre. Le coeur tressautant, les doigts de plus en plus fébriles, j'avais fait apparaître l'incroyable "V" majuscule, suivi du petit "a", du petit "n", puis plus loin, l'impossible "G" et ses hallucinants compagnons : "o", "g" et "h".
Cette découverte m'avait jeté dans un état quasi-pathologique, mais mon trouble n'atteignit son paroxysme que le soir, lorsque questionnant l'air de rien le cultivateur chafouin sur ses ancêtres, je l'entendis mentionner un arrière grand oncle, marchand de tableaux à Paris à la fin du siècle. A partir de là, je ne dormis plus, ne mangeai plus, tournant dans ma tête toutes les manoeuvres possibles. Mais, la fin des vacances approchant, je dus me décider.
- Alors comme ça, père Bourrel, vous aimez bien les images ?
- Ah pour ça oui ! Ca, j'aime bien. Surtout quand a sont belles...
- Eh bien tenez, avant de partir, je vais vous faire un petit cadeau. J'ai vu de beaux tableaux au marché. Je vais vous en acheter un.
- Au marché ? Ah, là, y'en a des beaux, pour ça, oui. Ah mais non, un cadeau, c'est ben donc pas la peine.
- Si, si, j'y tiens. Allez, en échange, vous me donnerez un de vos vieux tableaux. Moi, j'aime bien les vieilles choses.
- Un vieux tableau ? Ah ben tant que vous voulez ! C'est que j'en aye ben trop !
- Oh, un seul suffira.
- Lequel que vous voulez donc ?
- Euh... Tenez, celui-là, au-dessus du frigo. Je vous en donnerai même une petite somme, parce que le cadre a l'air d'avoir de la valeur. Faut être honnête.
- Cui-là ? Au-dessus du frigo ? Le Van Gogh ?
- Oui, père Bourrel, et je vous en... Pardon ? Qu'est-ce que vous avez dit ?
- Van Gogh. C'est çui-là qui l'a peint. L'a été assez connu dans l'ancien temps. Ah oué.
- Vous... vous connaissez Van G... Gogh ?
- Ah lui et ben d'autres, acrediou ! Prenez dont point ce tableau, l'est tout sale, on voit plus c'qu'y a dessus ! J'en ai d'autres ben tout pareils...
- Des Van Gogh ? déglutis-je.
- Oh ouiiii... J'ai ben même quéques Cézanne aussi, dans la chambre de ma défunte. Des jolis. Et puis j'a ben un ou deux Monet aussi, j'sais plus. Dans la soupente. Venez donc vouér...
C'est seulement quelques minutes plus tard que je réalisai l'incroyable inconscience dont j'avais fait preuve : obnubilé par le tableau du frigo, je n'avais porté aucune attention à toutes les autres croûtes encadrées qui garnissaient les murs du père Bourrel. Les impressionnistes se trouvaient dans les pièces d'habitation, l'école de Barbizon décorait les murs du cellier, il avait relégué les néo-classiques dans les étables pour égayer la vue des vaches, le grenier n'offrant pas assez de place pour accrocher Turner et l'école anglaise, ils étaient entassés les uns sur les autres contre de vieux harnais, sans parler d'un Géricault qui, trop grand pour entrer dans le poulailler, avait été coupé en deux de manière à en recouvrir les cloisons. Le père Bourrel ponctuait chaque exhibition de :
- Acrediou, ces vieilleries, ça intéresse plus personne... Ah pour en avouer, ça j'en a ! Tiens, çui-là, que j'a bouché la vitre cassée avec, c'est-y pas un Delacroix ? Ah oué...
Pourtant, ce dont j'eus le plus de mal à me remettre, c'est quand, mon tableau sous le bras, j'allais en proposer l'acquisition au directeur de la Balerie Nationale, justifiant le pauvre état de la toile par son séjour prolongé au-dessus d'un frigo à moteur au fuel, et laissant entendre que j'avais à ma portée un trésor inestimable dont le présent spécimen n'était qu'un échantillon.
Il jeta à peine un coup d'oeil sur mon chef-d'oeuvre et s'excusa qu'il avait à faire. Prenant son indifférence pour de l'incrédulité, je m'écriai :
- Mais ce n'est pas un faux !
Il eut cette réplique stupéfiante :
- Je le sais bien, que c'est pas un faux. Et alors ?
Mes yeux égarés tombèrent alors sur les murs de la salle où nous nous trouvions, me rappelant opportunément que je n'avais pas mis les pieds dans une galerie depuis fort longtemps : ils étaient couverts de chromos rutilants, d'images pieuses, de panneaux publicitaires pour le chocolat Menier et la Chicorée, de tableaux de chatons endormis et de poulbots malicieux, tous signés des plus grands noms du genre. Entre eux, des vitrines et des sculptures précieuses tout ce que la technologie la plus vulgaire des années 40 à 60 avait pu créer d'objets criards et biscornus. Le conservateur eut un geste vers ma toile :
- Vous comprenez, toutes ces peintures ont été déraisonnablement surestimées à une époque, maintenant, ça n'intéresse plus personne. L'art, c'est comme ça : ça va, ça vient...
Il tourna les talons et soudain interrompit son geste, pour revenir vers moi.
- Vous avez dit un frigo au fuel ? Où l'avez-vous vu ?

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