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jamais trop loin (2)

Publié le par HITOYUME

jamais trop loin (2)

A quoi ça servait, de fuir ? On ne peut pas échapper à une hallucination. On la trimballe toujours avec soi, dans sa tête. Et puis, ça n'avait rien de nouveau. Depuis l'accident, il n'avait cessé de vaciller au bord de la folie. c'est pour ça qu'il avait perdu son emploi, le congé le plus généreux avait expiré depuis longtemps, remplacé par un vague "reviens quand tu veux, on aura toujours du travail pour toi, tu sais bien".
Mais il ne pouvait pas retourner travailler; il pouvait à peine sortit de chez lui pour son jogging, ou pour passer chez l'épicier, ou parfois chez Atticus pour un truc à lire. Et même alors, en réalité, il ne sortait que parce qu'à son retour, quelque chose aurait changé. Un des jouets de Diana se serait déplacé. Pas de quelques centimètres, non : il serait dans une autre pièce. Comme si elle avait ramassé son Elmo en peluche dans le séjour et l'avait abandonné au beau milieu de la cuisine quand Selena l'avait soulevée jusqu'à sa chaise haute, pour son déjeuner; et oui, à côté de l'év, récemment rincés, Tim trouverait une cuiller d'enfant, un verre en plastique et une assiette colorée.
Sauf que ce n'était pas une hallucination, pas vrai ? Le jouet, après tout, était bien réel. Il le ramasserait et le rangerait. Il placerait la cuiller, le verre et l'assiette dans le lave-vaisselle, ajouterait du savon, refermerait. Il ne programmerait pas le minuteur. Il refermerait la lave-vaisselle, rien de plus.
Et plus tard, le même jour, il irait dans la salle de bains ou sortirait prendre le courrier et quand il reviendrait à la cuisine, le lave-vaisselle serait en train de tourner. Il pouvait l'ouvrir : les couverts seraient propres, la vapeur se condenserait sur ses verres de lunettes, l'envelopperait de sa chaleur, et il savait que ça ne pouvait pas être une hallucination. Pas vrai ?
Même s'il était sûr du contraire, il avait dû programmer le minuteur. Avant de sortir, il avait dû ramasser la peluche de Diana, l'avait déposée dans la cuisine, avait sorti les couverts d'enfants, les avait rincés et placés près de l'évier. Croire ne pas l'avoir fait, c'était ça l'hallucination.
Nul besoin d'un diplôme en psychiatrie pour comprendre ce qui lui arrivait. C'était la perte simultanée de sa femme et de son enfant, un jour qu'elles allaient en voiture au magasin. Les mêmes rues familières, sinon pour ces deux lycéens qui se prenaient pour des pilotes de course, et dont l'un fit une embardée. Selena tenta d'esquiver mais dérapa, se trouva prise entre les deux bolides, et accompagna sa fille dans la mort. Tout cela en l'espace de quelques secondes. Et Tim au bureau, ignorant de tout, songeant que sa femme et son enfant l'accueilleraient à son retour. Ignorant que sa vie, à lui aussi, venait de prendre fin.
Et pourtant, il continuait de vivre, en s'inventant des indices de leur présence. Selena et Baby Di, la petite reine, le petit monstre, selon ses humeurs capricieuses d'enfant de deux ans. Elles venaient tout juste de quitter la pièce. Elles étaient à l'étage, elles étaient dans le jardin; quelques pas de plus et il pourrait les voir.
Quand il réfléchissait, il savait bien que c'était un mensonge, qu'elles étaient mortes, envolées, que leur vie commune avait pris fin avant d'avoir vraiment commencé. mais pendant ce court instant où il entrait dans une pièce et découvrait des signes de leur présence, il se sentait envahi d'un grand bonheur à l'idée qu'il les avait manquées de peu. Maintenant, sa folie avait enfin quitté les confins de la maison, les confins de la famille qu'il avait perdue, et lui avait montré un journal paru avant sa naissance, livré par un gamin d'un autre temps, sur l'allée d'une complète inconnue. Ce n'était plus simplement du chagrin. Il avait complètement pété les plombs.
Arrivé chez lui, il resta planté devant la porte d'entrée pendant cinq bonnes minutes. Il avait peur de passer le seuil. Maintenant qu'il se fabriquait des journaux et des petits garçons pour les livrer, à quoi pouvait-il s'attendre ?
Allait-il voir ce qu'il désirait le plus ? Allait-il voir Selena dans la cuisine, au téléphone, lui souriant par-dessus le combiné tandis qu'elle retirait la croûte des tartines de Baby Di pour que leur petite reine daigne manger ? Diana, se dirigeant vers lui, se tendant vers lui, lui agrippant les doigts en disant "Main ! Main !" avant de le tirer en direction du séjour pour qu'il joue avec elle ? Sa folie était si belle, si parfaite, aurait-il jamais le courage de la quitter pour rejoindre une réalité toujours plus douloureuse ? Ouvrir cette porte, cela voulait-il dire abandonner le monde des vivants, pour vivre à jamais dans celui des chers disparus ?
Quand enfin il entra dans la maison, personne ne l'attendait et rien n'avait bougé. Il n'était pas encore fou à lier, mais il se sentait toujours terriblement seul, enfermé dans ce monde que lui et Selena avaient conçu avec tant de soin. Une assurance pour payer l'emprunt immobilier. Une assurance en cas de décès d'un des deux parents, pour permettre à l'autre de rester à la maison jusqu'à ce que Diana ait l'âge d'aller à l'école. Une assurance pour ceci, une assurance pour cela. Une assurance pour parer à tout, sauf à la possibilité que Diane puisse mourir avec l'un des deux parents, laissant l'autre dans une maison dont l'emprunt avait été payé, assez d'argent pour vivre sans travailler, et sans aucun désir de vivre.

A  SUIVRE

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