Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

maurice pagnon

un casse-pipe royal

Publié le par HITOYUME

Maurice PAGNON

Le cinéastre eut un regard plus aigu et scruta la visage du postulant. Il fit la moue et son oeil vagabonda sur les photographies de "stars" qui illustraient les murs de son bureau. Il fit tomber le mince cylindre de cendre de son cigare dans un cendrier d'argent et grommela :
- Ouais, ouais... Ici, à Los Angeles, on fait des films de bagarre et d'aviation et pas un poil de sentiment. Vous avez besoin d'argent... naturellement ?
- Evidemment, monsieur Mallory, sinon...
- Mais encore, Stanley ?
Le front soucieux, Stanley Liddel se mit à marcher de long en large :
- Ben, monsieur Mallory... J'ai débarqué à Hollywood après ma démobilisation en me prenant pour Gary Cooper... L'ennui réside dans le fait qu'on a seulement besoin d'un seul Gary... et c'est Cooper. J'ai mis mon mouchoir sur mes ambitions cinématographiques et j'ai accepté de doubler Willy Shenters dans une scène difficile que cette chochotte ne voulait pas tourner soi-même. Il fallait sauter d'un train lancé à cent à l'heure... Ce job payait bien... et j'ai continué.
- Mais encore, my boy ?
- J'ai un gosse, monsieur Mallory... il... il a la poliomiélyte. Cet après-midi, j'ai rencontré votre assistant, Gardner; il m'a parlé des mille dollars... Je ferai l'affaire... et vous le savez.
- Vous avez des références, my boy, cela peut marcher... seulement vous toucherez l'argent après... Pas un "cent" avant. Voilà l'histoire, my boy, mon film "Only Love Has Wings" ("Seul l'amour a des ailes") est une histoire d'aviation... Deux pilotes aiment la même femmes. L'un est un salaud et c'est lui que vous doublerez dans la scène périlleuse. Poursuivi sur le champ d'aviation, vous réussissez à vous cramponner à l'aide d'un avion qui prend son vol. C'est un avion d'accrobates et, à chacune des ailes, pend une échelle de corde. Vous lâchez l'aile, descendez une échelle et vous vous rattrapez à l'autre... Le plus dur est de remonter jusqu'à l'aile avant l'atterrissage... et vous avez trente secondes. C'est un plan fixe, comprenez-vous... il nous est impossible de faire durer la prise de vues ou de la couper...
Stanley tenta une démarche perdue d'avance :
- Monsieur Mallory, il me semble que mille dollars...
- Je vous sens de loin, my boy, c'est encore une idée de votre syndicat ! Eh bien ! c'est mille dollars... et pas un "cent" de plus. Si cela ne vous convient pas... un autre fera l'affaire...
------------
- Le soleil est fidèle au rendez-vous comme un ami à un enterrement, pensa le jeune Stanley. Le vent soufflait ferme sur le petit aérodrome de Sunnyside Valley, ce qui n'arrangeait pas l'affaire.
- Y a souvent de la casse dans votre boulot, fit le gosse rouquin qui aidait Stan à enfiler sa combinaison gris perle.
- Oui, p'tit, fit le jeune homme avec un sourire froid. on casse souvent du bois... mais c'est le producteur qui a chaud l'hiver.
- Ouais, fit le gosse en grimaçant, sale truc !
Le pilote de l'avion s'approcha de Stanley Liddel et lui tendit la main avec franchise. C'était une "vieille tige", chevronné et décoré comme un portier d'hôtel, qui s'était fourvoyé par mégarde dans cette profession pour le moins curieuse. Il eut un pauvre sourire :
- La boucherie va commencer...
Le jeune homme se prit à rire :
- Pour moi, oui... et je serai aux premières loges.
Le metteur en scène apparut, leur fit signe et s'éloigna en sifflotant.
Le pilote lui donna une bourrade amicale :
- Erreur, fiston... Je m'appelle Maurice Pagnon... Appelle-moi Maurice. Je ne marche pas à te faire faire la charrue sur le sol de Californie... On va s'entendre, ne crains rien. Marty Mallory m'accorde trente secondes de vol.
- C'est impossible ! fit Stanley avec stupéfaction. C'est impossible. Je dois sauter de l'aile à l'échelle de corde et remonter. Mallory me donne trente secondes pour remonter cette maudite échelle. Le temps est trop court...
- Il bluffe. Tu ne vérifieras pas ton temps avec un chronomètre lorsque nous serons en vol... Ce salaud se fout de ta vie ! Sa prise de vues compte seule, tu comprends... Si tu ne remontes pas assez vite, tu seras traîné au sol... Nous sommes coincés. comprends-moi, si je reste plus de trente secondes en l'air, je perds ma prime de tournage, c'est prévu au contrat. Si je reste le temps prévu, tu risque de te faire traîner sur le terrain... Ecoute, peu importe ma prime, on marche ainsi : tu t'accroches à l'aile et je démarre dès que tu baisses, la tête. Je serai précis... Je monte à la verticale et tu baisses deux fois la tête avant de lâcher l'aile... Au moment où tu lâches les mains, je coupe les gaz... cela permet à l'échelle de corde de rester un instant verticale. Tu piges ? Dès que tu tiens l'échelle, tu montes... Je crois que ce sera le plus dur moment car le vent va te fouetter le visage. Tu es rompu à ce genre d'exercice, mais...
- Si je manque mon coup, c'est le sol américain qui m'attend, Maurice...
- Allons, Stan, tu vas y aller de meilleur coeur quand je t'aurai tout dit... Ecoute-moi bien et surtout suis bien mon conseil... Faire ce truc en trente secondes est plus que difficile... pour toi, bien sûr, et pour moi, pour moi sur le plan technique. Il nous faut gagner dix secondes...
- Oui, mais comment ? fit Liddel en se grattant le sommet de l'occiput.
- J'ai trouvé, dit simplement Maurice Pagnon avec un clin d'oeil complice, nous allons répéter dans quelques instants; tu cours devant la caméra et les figurants. Les gars qui sont derrière toi sont censés vouloir t'attraper... c'est là l'astuce. Quand on tournera, tu te mettras à courir plus vite... et nous aurons quarante secondes au lieu de trente...
-----------
- Partez, hurla Mallory dans son mégaphone.
Lancé à toute vitesse, Liddel, qui devinait l'oeil de la caméra fixé sur tous ses mouvements et qui se savait suivi, entendait derrière lui le galop de ses poursuivants... Maintenant l'avion se tenait à portée de sa main... Il tendit les doigts vers les deux poignées... et s'y riva. de sa carlingue, Maurice lui adressa une moue rassurée : tout irait pour le mieux.
La répétition était terminée et Liddel revint à sa place...
- Partez ! hurla une fois encore Mallory avec quelque chose de joyeux dans la voix.
Cette fois était la bonne. Liddel se souvint à temps du conseil de Maurice et il partit avec une vitesse très nettement inférieure. Il devina que derrière lui cette manoeuvre avait été acceptée avec un certain étonnement... Passant la caméra, il nota également que personne ne semblait disposé à couper le tournage, bien que Marty Mallory parût très tendu.
L'avion était là. ses deux mains se cramponnèrent aux poignées d'acier et aussitôt il fit le geste convenu avec Maurice. La tête entre les bras, Liddel fixait le sol qui se dérobait sous lui avec une vitesse extraordinaire. L'échelle de corde, suivant une loi logique, se trouvait ramenée sous l'aile de l'appareil et se tordait de temps à autre sous la force du vent, violent et traître.
L'air commençait à le frapper brutalement quand il fit le geste convenu avec Maurice : il leva la tête et la baissa en fixant intensément le point de chute possible. Stanley voulait se recevoir deux mètres plus bas, à la moitié de l'échelle. Il ouvrit les mains et ne s'aperçut pas que l'avion restait immobile un centième de seconde peut-être. L'échelle de corde était entre ses mains : il ne put évaluer le temps que dura sa chute. Ses doigts se fermèrent sur la bonne corde avec l'enthousiasme d'un avare.
----------
Sans un seul coup d'oeil vers le sol qui l'attendait tranquillement quelque cent mètres plus bas, il entreprit l'ascension et se rendit soudainement compte que Maurice Pagnon avait raison. C'était dur que de monter sept ou huit échelons par un vent qui prend un malin plaisir à se glisser partout où il ne le faut pas. L'échelle se tordait comme une vipère, ce qui ne facilitait pas les choses.
- Le grand vent est de sortie, pensa Liddel.
Il fit un effort terrible et, levant les yeux vers l'aile qui semblait courir sur un fond de ciel, il compta mentalement le nombre d'échelons à gravir : trois... et c'était la sécurité. Sa main droite se tendit dans un geste désespéré que le corps ne voulait pas accomplir. Cet échelon était gravi. Le corps mou et l'esprit sans réaction, il réussit encore à passer un échelon... mais l'avion touchait déjà le sol... Retenant sa respiration, Liddel fut pris de frayeur. Des herbes rapides lui balayaient les chevilles et son pied droit fut lancé en arrière... L'aile tangua et s'arrêta...
L'avion était définitivement au sol. On dut venir arracher Stanley Liddel de son échelle de corde, en proie à un début de crise de nerfs : il se croyait encore en plein ciel... Mais cela ne lui dura que quelques minutes, minutes plus dures que celles qu'il avait vécu en plein ciel.
- Ma scène est ratée, ratée... Trop longue ! se plaignit Mallory avec mauvaise humeur.
- Mais non, boss, dit Maurice Pagnon en se roulant une cigarette. vous connaissez ce qu'on appelle "l'accéléré"...
- Je connais mon métier...
- Alors, monsieur Mallory, il vous suffira de couper une image de temps à autre et vous obtiendrez les trente secondes nécessaires. Ainsi Liddel et moi nous... nous avons gagné la prime. A votre disposition, monsieur Marty Mallory...

A  LUNDI

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 > >>