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le dernier con

Publié le par HITOYUME

Dans une époque très éloignée dans l'avenir, à force de traitements biochimiques, de conditionnements spécialisés, d'entraînements intensifs, les capacités intellectuelles de l'humanité se sont égalisées vers le haut. l'intelligence élevée est devenue une denrée commune, aucun Q.I. ne descend en dessous de 120, et d'ailleurs, tout le monde sourit maintenant à cette idée ridicule et arbitraire de vouloir mesurer un quotient intellectuel. Comme il y a des formes d'intelligences différentes, certains sont plus portés vers les maths ou la physique, d'autres vers la créativité pure et les génies courent les rues. Les musiciens virtuoses croisent les peintres divins sur tous les trottoirs, tandis que ceux portés sur les sciences discutent apitoyés des limites et des erreurs des prix Nobel de jadis. Tout le monde écrit un livre par mois, essais, romans, monographies, mémoires, et comme ce sont tous des chefs-d'oeuvre, aucun éditeur ne prend plus la peine de les publier, on lit ceux des voisins.
Tout le monde est un génie, tout le monde est une pointure, tout le monde est un maître, sauf David Baurel. C'est le seul qui soit resté crétin dans un monde de lumières, toutes les tentatives d'élever son âme et de développer ses capacités intellectuelles ont glissé sur lui comme sur une toile cirée. Son cas a été étudié par tous les symposiums de psycho-anthropologie, il a été confronté à tous les laboratoires, à tous les médecins, et on a fini par conclure que, sans déceler de pathologie apparente, son affaire était désespérée.
Mais comme il présentait un intérêt patrimonial évident, on a décidé de prendre à son égard des mesures conservatoires, et qu'il entrerait dans la patrimoine commun de l'humanité comme le dernier spécimen d'une typologie éteinte. Actuellement, David Baurel est agent d'entretien à la Socurec, la société planétaire de jeux abstraits. Mais ça n'a pas été facile de lui trouver ce poste. En fait, comme le ménage a été robotisé depuis longtemps, qu'il n'y a plus de bureau puisque chacun travaille chez soi, qu'il n'y a donc plus de couloir ni d'ascenseur pour les desservir, vu que chaque société planétaire se réduit à un gros ordinateur, gros en capacité, pas en taille, tous rassemblés dans la Capitale du monde, il a fallu construire des locaux industriels, des bureaux et des couloirs, à seule fin de permettre à David Baurel de les entretenir. On lui a aménagé un petit local au sous-sol, avec un placard à balais et des aspirateurs des précédentes générations, et quand il est entré, on a vu qu'il faisait une drôle de tête. Avant qu'on referme la porte derrière lui pour sa première journée, il interpella l'harmoniseur, qu'on lui avait présenté pour simplifier comme le chef du personnel.
- Hé, dites, vous m'avez pas parlé de la pause de dix heures. Parce que moi, à dix heures, si j'ai pas quelque chose dans le ventre, je suis plus bon à rien. Faudrait pas me prendre pour un con.
- Bien sûr, monsieur l'agent d'entretien, aucun problème, dit l'harmoniseur empressé. Vous serez bien, ici. C'est le souhait de tout le monde, monsieur l'agent d'entretien.
David lui jeta un regard méfiant.
- C'est ce qu'on dit.
Il jeta aux balais un regard torve.
- Bon ben... Y a plus qu'à.
Pendant plusieurs mois, tout se passa bien, David Baurel était discrètement surveillé par des caméras invisibles, pour qu'aucun événement imprévu ne vienne troubler son existence. Le matin à 7 heures, les salisseurs automatiques envoyaient quelques nuages de poussière et des bouts de papier dans les couloirs inutiles, à 8h30, Baurel prenait un café à la machine automatique reconstituée spécialement pour lui. Puis, en grommelant ses noms de dieu que les gens étaient vraiment des dégueulasses, et qu'il était bien content de jamais voir des employés aussi cradingues, il passait l'aspirateur et la lavette, puis, après la pause de 10 heures, partait prendre sa permanence dans son local aux néons, ce qui consistait principalement, après avoir dit "Vivement ce soir qu'on se couche", à lire de long en large des revues pleines d'encre rouge et de gros titres qu'on avait dû spécialement imprimer pour lui seul. Puis le reste de la journée s'écoulait, paisible, jusqu'à ce que Baurel rentrât chez lui en bâillant "Encore une de tirée".
Jusqu'au jour où eut lieu la visite annuelle du premier ingénieur de maintenance du proto ordinateur local, on l'appelait premier pour le distinguer car tous les employés de la boîte étaient ingénieurs.
- Tiens, je ne savais pas qu'on avait construit des superstructures tertiaires, dit-il en regardant les bureaux vides et les couloirs déserts.
Il regarda avec curiosité l'agent d'entretien protégé dont il avait vaguement entendu parler. Il n'était pas beau, ses vêtements n'étaient pas harmonieux, et il affichait une expression renfrognée. L'ingénieur le salua néanmoins avec courtoisie et ouvrit le cryogenium ou baignaient les supra conducteurs, sans plus s'en occuper. Au bout d'un moment, sa voix s'éleva :
- C'est trop bête, dit-il, j'ai oublié mon tournevis, et il y a encore des vis archaïques sur le carter du régulateur d'hélium 3.
Baurel tourna vers lui un regard vide.
- Ca tombe bien que vous soyez là, continua l'homme, vous allez pouvoir ma prêter le vôtre...
Baurel se retourna vers son journal.
- Un outil, c'est comme les femmes, ça se prête pas. <
L'ingénieur écarquilla les yeux de stupeur.
- Pardon ?
- Y a pas écrit "Location d'outillage", dit Baurel en montrant sa casquette.
Il y eut un silence, comme si l'ingénieur avait besoin de quelques minutes pour digérer.
- Alors voulez-vous les dévisser vous-même ? insista-t-il. Comme ça je ne toucherai pas à votre outil.
- C'est pas mon boulot, Toto, répondit l'agent.
- Ca vous prendra une seconde! balbutia l'ingénieur. En attendant, le computer est en stase ! C'est ennuyeux !
- Fallait y penser avant, Armand.
L'agent d'entretien regarda sa montre.
- D'ailleurs, c'est l'heure. Avant l'heure, c'est pas l'heure, après l'heure, c'est plus l'heure.
- Mais monsieur...
Baurel se retourna, menaçant.
- Non mais il me gave! Va niquer ta mère, bâtard de ta race !
Et il s'en alla, dans le même mouvement, laissant l'ingénieur profondément troublé. Ce dernier dut recourir à son psychodico pour retrouver le sens des mots "niquer", "bâtard", "race". Et à chaque définition, il sursautait, un sentiment étrange l'envahissait.
Pour la première fois, l'harmoniseur considérait ses collaborateurs avec défiance.
- C'est impensable ! fulminait-il. Comment le premier ingénieur a-t-il pu entrer dans le conservatoire sans que personne ne soit prévenu ?
Les collègues baissaient la tête. La clairvoyance commune n'avait pas fait disparaître la culpabilité.
- Tout contact sans contrôle avec le spécimen peut avoir des conséquences imprévues ! On vous avait pourtant prévenus ! La bêtise et la méchanceté allièes forment un coktail plus dangereux que la fusion nucléaire ! Il faut limiter les dégâts. Où en est l'ingénieur ?
- Il termine les examens, dit l'harmoniseur adjoint. Il est tout bizarre. Quand je lui ai demandé de me prêter son psychodico, il m'a répondu "Un psychodico, c'est comme les êtres sexuellement différenciés, ça se prête pas". Comme nous nous étonnions de cette affirmation, on a vu son taux de testostéronne augmenter et il nous a invités à avoir des relations sexuelles avec nos mères, en nous désignant comme des enfants non reconnus par notre père dans notre catégorie génétique.
- C'est grave. Il y a contamination.
- Certainement pas. Toutes les mesures d'isolement ont été prises, monsieur l'harmoniseur, le danger est écarté.
- Souhaitons que vous disiez vrai. Les temps barbares ne sont jamais lointains.
L'harmoniseur s'éloigna, et n'entendit pas son adjoint grommeler :
- Mais s'il me parle encore comme ça, je lui couvre le visage d'hématomes, à ce sodomisé !

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T
Aucun risque, grâce au socialisme nous sommes tous nivelés vers le bas
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