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la boîte à crabes

Publié le par HITOYUME

Pourquoi, ce soir-là, eus-je l'idée d'aller pêcher des crabes dans la petite crique au pied de notre falaise ? Sait-on comment les choses arrivent ? Mes parents étaient absents pour deux jours, appelés par mon grand frère, l'enseigne de vaisseau, dont le torpilleur relâchait à Brest entre deux croisières. Ma grand-mère, en proie à ses maux d'estomac, s'était retirée dans sa chambre après le dîner. Et la servante, sa vaisselle faite, irait bientôt ravauder des bas en quelque coin. Je m'ennuyais, seul dans cette grande maison battue par l'éternel vent du large. Ma foi, je me décidai tout d'un coup. L'épuisette à la main, la musette en bandoulière, je descendis le sentier abrupt qui conduisait à la crique. Avant la haute mer, j'avais encore quatre heures, dont deux de plein jour... 
Je ne décrirai pas la pêche aux crabes, divertissement passionnant, mais banal. Ma première boîte était pleine, et je commençais à remplir la seconde quand parut Pierrot-Simplet. Cet inénarrable garnement, louche, boîteux et quasi stupide, vivait tantôt dans les bois, tantôt dans les rochers, moitié voleur et moitié mendiant, et nous imitions plaisamment son langage, fait uniquement de grognements inarticulés. A ma vue, Pierrot eut un haut-le-corps et s'arrêta déconcerté sur la petite plage de sable, tandis que je luttais pour arracher mes bottes de caoutchouc à l'étreinte des algues. 
- Viens m'aider, lui criai-je. Et, comme il hésitait : l'eau 'est pas froide du tout. 
Le gamin eut l'air bizarrement effrayé. Pourtant c'était l'un des plus grands barboteurs et coureurs de falaises qu'il y eût de Dieppe au Tréport. Il tenait sous le bras un cylindre de métal, qui reflétait les feux du couchant. 
- Pourquoi ne viens-tu pas ? 
- Hon, hon, grogna Pierrot. 
Je connaissais l'intonation. Dans son jargon, cela signifiait : "J'ai peur". Il s'assit à l'entrée du sentier, son fardeau sur les genoux. Justement je venais de découvrir une crevasse remplie de crabes, et j'y introduisais mes crochets. 
- Arrive, arrive, sacré lambin ! 
Impatienté de le voir si inerte, le lâchai ma besogne et fis deux pas vers la rive. Aussitôt le muet sauta sur ses pieds, grogna d'une manière indistincte et se sauva en boitant. Au-dessus de ma tête, je l'entendais qui s'éloignait, avec un singulier roulement métallique. 
- Voilà qui n'est pas ordinaire ! me dis-je. Jamais Pierrot-Simplet n'a refusé de m'aider à la pêche. Et qu'est-ce qu'il transporte ? Des boulons dans un bidon ? Un instant je songeai à poursuivre l'écervelé. Mais la mer montait; j'avais décidé de garnir mes deux boîtes. Et pour une fois que j'étais tout à fait libre !... 
La crevasse ne me livra ses hôtes qu'après de longs efforts, qui me firent oublier l'heure. Mais cette fois, ma provision était complète. Trempé des pieds à la tête, je regagnai la plage, dont il ne restait plus qu'une étroite languette. Il faisait déjà presque noir, à cause de l'ombre portée par la pointe d'Incarville. 
- Heureusement que personne ne m'attend aujourd'hui ! soupirai-je. De toute façon, j'avais la clé de la petite porte donnant sur le jardin. Avant d'entreprendre l'ascension, je m'assis pour souffler, juste à la place que Pierrot avait quittée une heure plus tôt, après m'avoir regardé d'un air effaré. Alors je sentis une douleur à la cheville : j'avais dû me la tordre légèrement, dans ces bottes trop larges. :
- Bah ! Ce sera fini demain. 
J'allais partir, après avoir ramassé mes deux boîtes de crabes, quand une ombre apparut à vingt mètres, sur la corniche oblique menant au village. Je n'aurais pu reconnaître l'arrivant, car les ténèbres s'épaississaient rapidement : je voyais seulement que c'était un homme grand et robuste, à la chevelure hirsute. Il passa près de moi sans s'arrêter; mais, chose inouïe, non sans me décocher un coup de poing qui me meurtrit l'épaule. Et une voix dure me jeta cet ordre : 
- Debout fainéant ! Et marche devant ! 
Comme je n'obéissais pas assez vite, rassemblant mes forces pour protester, un second coup m'arriva au creux de la poitrine. Je suffoquai. 
- Marche ou je te tords comme une chemise sale ! insista l'inconnu. 
Son regard passa sur le mien. Et je sentis qu'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie; que, pour un oui ou pour un non, cette espèce de gorille à la face obscure m'aurait assommé d'un revers de main. Mieux valait ne pas souffler mot et filer doux. 
- Tu as la caissette ?... Ah bon, heureusement pour toi ! reprit l'homme, qui me suivait, les mains dans les poches. 
Trébuchant et traînant la jambe sur la pente, à cause de cette stupide foulure, et aussi à cause des deux boîtes de pêcheur que je portais, l'une sous le bras, l'autre dans ma musette, je me demandais qui était cet inquiétant personnage et ce qu'il faisait sur ce sentier conduisant à notre seule maison. Pourquoi aussi m'avait-il ramassé dans la crique, avec tant d'assurance, comme s'il s'attendait à m'y trouver ? A cette question, du moins, je pus faire réponse. Dans le noir, l'inconnu m'avait pris pour Pierrot-Simplet, avec lequel il avait sans doute rendez-vous. Ma claudication fortuite renforçait le malentendu, et mes boîtes tenaient lieu de la mystérieuse caissette. Une curiosité s'éveilla dans mon esprit. Et aussi une crainte : car je soupçonnais que mon compagnon avait de mauvais desseins. 
Ce devait être quelque rôdeur qui avait eu vent de l'absence de mes parents et qui s'apprêtait à s'introduire dans notre maison, où il ne restait plus que deux vieilles femmes et un enfant. Un hasard extraordinaire, en m'écartant ce soir-là du logis, m'avait finalement substitué au petit muet. De sorte que je me trouvais être le guide et l'auxiliaire du malfaiteur qui allait attaquer ma maison paternelle. 
Que faire dans cette situation ? Tenter de fuir ? C'était impossible avec une cheville tordue. d'ailleurs le village était loin, et de toute façon l'inconnu aurait eu dix fois le temps de faire son mauvais coup avant l'arrivée des secours. Je comprenais bien qu'il n'était pas homme à s'effrayer de quelques cris que j'aurais poussés et qu'il m'aurait fait payer de ma vie. Mon seul espoir était que les portes fussent déjà closes. 
Pour les forcer, en effet, il aurait fallu des outils : un levier, une masse, des pices; or je voyais bien que l'homme ne portait rien de pareil. Et pour cause : la corniche par laquelle il avait gagné la crique commençait au poste de douane; il y avait toujours là deux douaniers qui n'auraient pas manqué d'interroger un passant, porteur, à pareille heure, d'objets aussi suspects. Si donc la servante ne s'était pas aperçue de ma sortie tardive, elle aurait verrouillé la grande porte avant de se coucher. Quant à la petite porte, celle du jardin dont j'avais la clé, il aurait été bien difficile de disjoindre à coups d'épaule son épais panneau de chêne. Dans cette hypothèse l'attaque serait repoussée. Mais qu'arriverait-il dès lors, quand mon inconnu me regarderait de plus près, me reconnaîtrait... Ne vengerait-il pas sur moi sa double déconvenue ?... 
Réfléchissant ainsi, je débouchai sur la terrasse et constatai avec joie que tout était éteint dans la maison. Cela ne parut nullement déconcerter le rôdeur. 
- Arrête, imbécile, fit-il presque sans baisser la voix. 
D'une poigne brutale, me saisissant par le coude, il me poussa vers l'escalier qui descendait à contrepente vers l'entrée principale. Cette fois, j'étais saisi de terreur. L'homme paraissait sûr de lui; et ses façons révélaient une résolution farouche, qui ne reculerait devant rien. Certes, ainsi disposé, il avait prévu les moyens nécessaires pour pénétrer dans la place. Les événements allaient se précipiter. Dans un moment, ma grand-mère réveillée serait aux prises avec le bandit. Ensuite, ce serait mon tour, le tour de la servante... Et le pillage commencerait... A leur retour de Brest, mes parents auraient sous les yeux une demeure saccagée, et, qui sait ? peut-être aussi trois victimes... 
Nous étions maintenant devant la porte. L'homme ne prit pas la peine de reconnaître la serrure du bout des doigts. 
- Eh bien, gronda-t-il, qu'est-ce que tu attends ? 
Que répondre ? Je me souvins du langage de Pierrot-Simplet, et j'émis quelques vagues grognements que mon compagnon accueillit avec un surcroît d'impatience. 
- Qu'est-ce que tu attends, bon sang ? 
- Hon, hon... 
- Bougre de crétin ! Passe-moi la caissette ! 
La caissette !... Une illumination se fit en moi : je me rappelai lke bruit métallique qui avait accompagné la fuite de Pierrot. C'était lui, je le comprenait, qui portait les outils compromettants ! Me voyant au lieu du rendez-vous, il avait perdu la tête. Et voilà pourquoi j'étais maintenant à sa place, sous le poing redoutable de l'inconnu, que mes réticences exaspéraient ! 
D'un geste prompt, il m'arracha la boîte que je tenais sous le bras gauche, l'ouvrit, y plongea la main. 
Une clameur furieuse et stupéfaite éclata. 
Au lieu des outils qu'elle cherchait, la main du badit avait rencontré les crabes, dont les pinces géantes s'étaient aussitôt refermées sur ses doigts. Je vis des silhouettes biscornues s'agiter dans les airs, accrochées à cette main que le forcené secouait avec d'effroyables jurements. Au même moment une lumière apparut au premier étage : ma grand-mère, en entendant le bruit, avait allumé sa lampe de chevet, dont la lumière, filtrant à travers les volets, me frappait en plein visage. 
- Ce n'est pas l'idiot ! C'est un autre ! cria l'homme. 
A toutes jambes, je me lançai dans l'escalier donnant accès à la terrasse qui surplombait l'océan, et la brute s'y jeta sur mes pas. Devant moi, au fond du gouffre, le bouillonnement de la mer montante, à mi-hauteur de la falaise. Encore quelques enjambées, j'étais acculé, j'étais perdu ! 
- Jacques ! Est-ce toi ? Où es-tu ? appelait la voix de ma grand-mère, penchée à sa fenêtre. 
Soudain l'horizon s'ouvrit; j'étais sur la terrasse; l'homme me rattrapait. Un instinct désespéré me fit faire volte-face. De ma musette sortait la deuxième boîte de pêcheur. Je la tirai, je l'ouvris, je la jetai sans réfléchir au visage du scélérat. 
Et la chose eut lieu si près de moi que je la vis comme en plein jour. Quatre gros crabes jaillirent de la boîte, sur cette face distendue par la fureur, s'y aggripèrent, pincèrent le nez, les joues. Un rugissement secoua l'homme. Aveuglé, il battit l'air de ses bras, tournoya sur l'étroite terrasse, en tâchant d'arracher ces bêtes qui le déchiraient. 
Cela ne dura pas trois secondes. Un faux pas. Un corps qui perd l'équilibre, qui bascule par dessus le petit mur... Tout à coup, je ne vis plus rien. J'étais seul. Je n'entendis plus qu'un blasphème qui montait de l'abîme et qui y retombait comme une pierre. 
Puis le bouillonnement de la mer... 
- Où es-tu, mon petit Jacques ? Où es-tu ? 
- Me voici ! criai-je en descendant l'escalier. Me voici !... 
Et je me jetai dans les bras de la chère femme, en haletant, en balbutiant, comme si cela expliquait tout : 
- J'étais allé à la pêche, grand-mère !... J'étais allé à la pêche !...

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