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les enquetes de gustave cherchebien

le vase de Codoue

Publié le par HITOYUME

les enquêtes de

Gustave CHERCHEBIEN

 

Il y avait sur l'argentier du salon un vase de Cordoue. Un de ces délicats objets sur lesquels les écrivains virtuos en descriptions aiment s'arrêter, car ça leur donne l'occasion de ciseler un paragraphe à la mesure de leur talent. Et pour peu que l'objet en question soit nimbé d'une lumière un peu théâtrale, là, leur émotion esthétique ne connaît plus de bornes.
C'est précisément pour cette raison qu'Herminie aimait ce vase de Cordoue, bien qu'elle sut parfaitement qu'il présentait d'indéniables difficultés de nettoyage lorsqu'il s'agissait d'épousseter ses arabesques de porcelaine. Aussi s'en chargeait-elle elle-même et la gouvernante avait l'interdiction de le déplacer, ne fut-ce que d'un millimètre.
Si le vase de Cordoue offrait un attrait irrésistible pour tout écrivain raffiné, sa propriétaire incarnait, elle, un sujet tout aussi parfait pour les mêmes littérateurs. En effet, le rêve d'Herminie était d'entrer en littérature, non comme écrivain, mais comme personnage. Décrire ne l'intéressait pas, c'est décrite qu'elle voulait être. Et pas dans n'importe quel style. Seule existait à ses yeux la littérature subtile des orfèvres en écriture, des entomologistes en sentiments, des horlogers en descriptions, toute cette galaxie balzaco-proustienne devant laquelle l'Académie elle-même baisse la tête et qui représente aux yeux du plus grand nombre La Littérature.
Aussi Herminie cultivait-elle dans sa personnalité tous les petits traits inexplicables et déconcertants, les attitudes à interprétations multiples, les langueurs pleines de sens, les désirs informulés, bref, tout un terreau psychologique fertile et prometteur qui n'attendait que son scribe pour être ensemencé. D'ailleurs, pour incarner ce personnage littéraire idéal, elle n'avait pas trop à se forcer : fille d'un père écrivain et d'une mère richissime, elle menait, oisive, entre une vieille gouvernante, des murs de livres et des bibelots compassés, une existence pleine de nuances et de clairs-obscurs, dans un décor à faire pâlir d'envie toute une génération prousto-mauriacienne.

A force d'avoir soigné le décor, celui du salon surtout, et son occupante, elle était convaincue d'avoir atteint les sommes de perfection scripturale. Et lorsqu'elle s'asseyait dans le sofa certains soirs d'été à seule fin d'admirer le reflet du rayon de soleil rasant sur le vase de Cordoue, la beauté littéraire de la scène atteignait alors une telle apothéose que tout écrivain de la trempe adéquate ne pouvait que tomber dans une crise de ravissement extatique, elle en était persuadée.
Mais jusqu'à présent, aucun homme de lettres n'avait surgi au moment opportun et, à demi allongée sur les coussins, Herminie soupirait :
- Ah la la... Si un écrivain était là...
Et un jour, il en vint un.
Ce soir d'été-là, lorsque Herminie contempla le corps de l'homme effondré sur le tapis persan aux teintes ocres, terrassé par la crise de ravissement extatique pourtant attendue, elle se dit que tout de même, si elle avait envisagé tant de fois une émotion littéraire ravageuse, elle n'aurait jamais imaginé que ce fut violent à ce point-là. A moins qu'elle n'ait sous-estimé l'hypersensibilité artistique de la race montherlano-gidienne ou
que la splendeur de la scène ait été plus forte qu'elle ne le pensait, ou les deux à la fois.
Elle considéra le corps de l'écrivain avec une reconnaissance baignée de tendresse, se disant que pour une fois qu'un homme de lettres entrait enfin dans un monde si soigneusement élaboré à seule fin de recevoir, elle n'avait vraiment pas de chance. Lui non plus, d'ailleurs, conclut-elle, et un souffle d'inquiétude la caressa à l'idée que son entrée tant souhaitée en littérature pouvait s'en trouver compromise.
Par bonheur, il n'en fut rien. Le lendemain, à la même heure, un autre écrivain sonnait à la porte. Lorsque la gouvernante l'introduisit dans le salon pour y attendre la maîtresse de maison qui se préparait, le réflexe professionnel joua aussitôt, l'homme considérabd'emblée le vase de Cordoue et la magnifique description qu'il pourrait en tirer. Il le détaillait avidement lorsque Herminie entra et s'étendit sur le sofa après l'avoir salué. Il devint alors fébrile devant l'éclat d'une si prodigieuse harmonie. En dégustant du thé versé dans un service de Chine, ils devisèrent de chose charmantes et légères, mais elle le voyait bien, tout en parlant, l'homme cherchait dans sa tête des métaphores appropriées, des épithètes rares, des périphrases ouvragées pour rendre compte d'un moment si intense. C'est alors que le fameux rayon de soleil baigna la scène de son vieil or. L'homme eut un spasme d'émerveillement et s'écroula, la tête dans sa tasse.µ
Aussi le lendemain, lorsque le troisième écrivain se fit annoncer, Herminie prit quelques précautions. Elle mit
une robe moins propice aux épanchements littéraires et prit sur le sofa une pose plus insignifiante. Las, au moment où le soleil parut, l'émotion poétique fut tout aussi convulsante et Herminie fut fort contrariée de devoir, elle, petite chose si fragile, porter encore un objet aussi lourd et grossier qu'un cadavre, jusqu'à la cave où étaient rangés les autres, même avec l'aide de la gouvernante. Et l'angoisse l'envahit quand elle songea que, ravissement esthétique ou pas, cette propension des romanciers à venir mourir dans son salon allait décidément nuire à son entrée dans les cénacles de la littérature éternelle. Elle se demanda incidemment si, au lieu des héritiers proustiens, elle n'aurait pas mieux fait de choisir une branche deslettres aux représentants plus robustes, le polar ou le roman historique.
Pourtant, le lendemain, en dépit de l'hécatombe, ce furent deux écrivains qui pénétrèrent dans son salon. Assurément, le bruit de l'exceptionnel intérêt littéraire de ces lieux avait couru, par des moyens qu'elle ignorait. Dès lors, rassurée sur son étoile, elle ne s'inquiéta plus le moins du monde quand ses deux exquis visiteurs, après l'avoir couverte de spirituelles questions, reçurent comme leurs prédécesseurs le choc artistique fatal.
Elle aurait eu effectivement tort de s'en formaliser : le lendemain, deux cent cinquante écrivains se presszaient autour de la maison.
Herminie les contempla, charmée et émue, notant au passage que la plupart avaient eu la délicieuse attention de revêtir leur costume d'académicien. Fébrile, elle courut aider sa gouvernante à préparer beaucoup de thé, tandis qu'au loin, un des écrivains parlait à un autre :

- On fait les sommations d'usage ?
- Attendez, commissaire, ce ne sont tout de même que deux vieilles filles...
- Avec cinq meurtres sur la conscience ! Dont deux collègues ! Vous parlez de vieilles filles !
- C'est que c'est compliqué, commissaire... C'est de la psychologie... comme dans les livres... Vous savez, c'est à cause de son père...
- Son père ? 
- Un écrivain raté, dont le seul ouvrage connu est d'avoir dilapidé l'immense fortune de sa femme. Il a laissé sa pauvre fille dans la dèche, avec pour seul soutien une gouvernante à moitié gâteuse. La ruine, ça leur a tapé sur le cerveau, que voulez-vous... Ca fait des années qu'il est mort, le père, et depuis, elles vivent là-dedans, cloîtrées, perclues de dettes dans leur baraque archi-hypothéquée, entre des montagnes de vieux bouquins poussiéreux. Elles n'ont pas supporté la venue des huissiers, surtout que c'était pour l'inventaire des derniers biens. Après, c'était l'hospice. Alors, elles ont empoisonné les deux premiers, et puis celui qui est venu pour savoir où étaient passés ses deux collègues, et puis les deux inspecteurs. Aucun ne s'est méfié...
- Mais si elles étaient ruinées, il n'y avait plus rien à saisir ! Pourquoi a-t-on envoyé les huissiers ?
- Bah, il devait rester quelques babioles...
- Mouais... Quoi qu'il en soit, tout ça, c'est l'affaire du juge, pas la mienne. Brigadier, ont-elles répondu aux sommations d'usage ?
- Oui, commissaire. La fille m'a dit : 
- Combien de sucres, maître ?
- Bon, donnez l'assaut. Tirez au moindre geste suspect. Je ne veux pas de sixième cadavre.
Quand l'affaire fut finie, les créanciers, avoués et huissiers qui attendaient son dénouement se récrièrent et levèrent les bras au ciel en pénétrant dans l'immense bâtiment : en dehors de piles de livres invendables, d'un sofa miteux et d'un tapis élimé, le seul objet de valeur que contenait la maison, un vase ancien inestimable, avait été bousculé dans des circonstances confuses et gisait par terre, brisé en mille morceaux.

 

A  LUNDI

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