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maurice pagnon

la vengeance d'Arcturus

Publié le par HITOYUME

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- Puisque vous y tenez, je vais vous raconter toute l'histoire, monsieur le journaliste.

L'apiculteur frotta vivement ses mains sèches et noueuses l'une contre l'autre. Ce geste produisit un son désagréable, un peu comme le froissement d'un fin papier d'émeri. Le journaliste porta machinalement son regard vers la source de ce bruit. Des mains pareilles, habituées à manier l'outil et à empoigner vigoureusement les choses, ne pouvaient appartenir qu'à un honnête homme. Il traduisit mentalement cette observation toute professionnelle par la certitude d'obtenir, auprès de cet homme, des informations véridiques. 

- Je m'appelle Maurice Pagnon, précisa-t-il. Je travaille pour le Petit Pyrénéen et occasionnellement pour d'autres journaux nationaux. 

- Bien, fit l'apiculteur avec un air de satisfaction. Je lis souvent le Petit Pyrénéen. Donnez-vous la peine d'entrer, nous serons mieux à l'intérieur pour causer. 

Il accompagna sa proposition d'un geste ample, écartant du même coup la rivière de perles multicolores qui barrait la largeur de la porte. L'accessoire prévu pour dissuader les mouches d'entrer à l'intérieur de l'habitation fit entendre une cascade de protestations. Les lanières perlées s'entrechoquèrent mollement avant de paraître tenir conseil contre le chambranle, toujours solidement maintenue par la main de l'apiculteur. Le journaliste accepta l'invitation d'un hochement de tête et franchit le seuil de la maison. La portière se referma derrière lui dans une nouvelle cascade de cliquetis, cette fois vite absorbée par la lourdeur de l'air. 

- Asseyez-vous. Une bière ? Un petit sec ? Un hydromel maison ? 

- Va pour l'hydromel, approuva l'invité en prenant place d'un côté d'une robuste table de cuisine. 

- Vous allez me goûter ça ! C'est une recette maison. J'y mets un peu de thym pendant la fermentation, plus quelques épices secrètes, bien entendu. 

L'apiculteur cueillit deux verres à moutarde et une bouteille pansue au fond d'un solide buffet. Le meuble semblait fatigué comme si, en plus de sa charge, il devait soutenir aussi le mur contre lequel il était adossé. Quant à la bouteille, avec son anneau accolé et ses nombreuses griffures, elle avait vraisemblablement déjà vu des centaines de litres d'alcool lui passer par le goulot. Durant un bref instant, le journaliste eut la possibilité de jeter un coup d'œil à l'intérieur du meuble. Celle-ci recelait un véritable bric-à-brac d'objets et de paperasses, plus un coin à liqueurs pour le moins encombré. C'était là, à n'en point douter, le buffet d'un vieux célibataire n'accordant aucune priorité au rangement. Le reste de la cuisine témoignait d'ailleurs de cette situation. La propreté était sommaire, pour ne pas dire spartiate. La disposition des ustensiles était manifestement plus fonctionnelle qu'esthétique. Une forte odeur de cire d'abeille et de miel imprégnait l'air ambiant. Ce parfum suave et doucereux s'imposa d'abord désagréablement au nez du visiteur, mais il se transforma vite en une saveur discrète et chaude qui eut pour effet de rendre l'endroit et son occupant particulièrement sympathiques. L'apiculteur était grand et maigre, la tête couronnée d'une tignasse de cheveux d'un blanc de neige. Son oeil droit était gonflé et à moitié fermé comme par l'effet d'une piqûre sur la paupière. Cela donnait à l'autre oeil, d'un bleu délavé, un éclat à rendre jaloux un chat de concours. Une boisson dorée coula dans les verres, s'aérant au passage de quelques bulles vite rattrapées par le flux du liquide légèrement sirupeux. 

- Goûtez-moi ça ! proposa l'hôte en poussant l'un des verres devant son invité. 

Le journaliste fit disparaître trois centimètres d'hydromel et claqua de la langue. 

- Fameux, et rafraîchissant ! commenta Pagnon. Vous le vendez ? 

- Uniquement à la demande. Par contre, je viens de tirer la première récolte de miel de la saison. Il est mûr à empoter. Je fais aussi la cire, le pollen et la propolis... enfin mes chères abeilles évidemment, mais c'est moi qui vends ! Il faut bien s'entraider, pas vrai ? expliqua l'apiculteur avec un clignement de son oeil valide.

- Si vous le voulez bien, monsieur Caraillas, je souhaiterais enregistrer notre conversation.

Sans attendre l'approbation de son hôte, Maurice Pagnon installa un petit appareil enregistreur au centre de la table. L'autre l'observa sans mot dire, le verre près de la bouche, le niveau d'hydromel mouillant ses lèvres.

- Cette histoire, reprit Maurice Pagnon, surtout à cause de la fameuse balise, sera sans doute relayée jusqu'aux informations nationales. Mais moi, je veux faire un article plus détaillé, un papier d'ambiance pour les lecteurs de la région. C'est pourquoi je suis venu vous voir.

- Je vois, fit Caraillas. Je comprends d'ailleurs très bien que, s'il n'y avait pas eu cette histoire de balise, l'affaire aurait à peine mérité trois lignes, n'est-ce pas ? Pourtant, il y a derrière ce fait-divers une sorte de mystère que, personnellement, je trouve savoureux. En dépit du drame, naturellement ! Un mystère qui, je crois, pourrait singulièrement enrichir votre article.

- Alors racontez-moi ce que vous savez, avec vos mots, en me livrant votre impression personnelle, enchaîna l'autre tout en démarrant l'enregistreur.

Il y eut un bref moment silence. C'était toujours ainsi, il suffisait d'ouvrir un microphone pour aussitôt faire hésiter ceux qui, l'instant d'avant, semblaient se montrer volubiles. Heureusement, un mot d'encouragement de Lussac suffit pour relancer l'apiculteur. Ce dernier trouva néanmoins nécessaire de s'éclaircir la voix d'une bonne lampée d'hydromel.

- Bon, déclara-t-il enfin, c'est moi qui ai découvert le corps d'Achille Picoreux. Par ici on l'appelait " le hourbotte ", rapport à son caractère de cochon et à son esprit qui traînait plus souvent au ras de ses semelles qu'au niveau de sa casquette. En réalité, je peux vous le dire, ce Picoreux était un véritable salaud ! Pour le dire franchement, et vous pouvez même l'écrire dans votre journal, on se détestait cordialement lui et moi. Il était peu apprécié dans la commune, d'ailleurs. C'était un mauvais homme, un idiot dangereux, un chasseur dans tout ce qu'il peut avoir de plus stupide et de plus brutal. Je le détestais de son vivant et il n'y a pas de raison que je lui trouve maintenant des qualités. Au contraire, je me réjouis que cette vermine soit dans le trou. Au moins, là où il est maintenant, il ne fera plus de mal aux animaux. À moins de dégoûter les vers… Juste retour des choses ! 

- Vous n'êtes pas du côté des chasseurs ? coupa Pagnon. 

- Ah non alors ! Les chasseurs sont des ignorants, des individus nuisibles, des...

- Dites-moi ce que vous pensez de la chasse, cela me servira aussi pour un article polémique sur la question. Avec le scandale de la balise retrouvée sur Picoreux, c'est le moment de reparler de l'attitude des chasseurs dans le canton. 

- La polémique sur la question ? Il suffirait de bien vouloir considérer une fois pour toutes ce que sont vraiment les chasseurs ! Il n'y aurait plus de polémique. Les chasseurs, cher monsieur Pagnon, et cette partie du pays en possède une panoplie impressionnante, sont des êtres atrophiés du bulbe ! Je n'ai pas peur de le dire. Que l'on chasse pour assurer sa subsistance, voilà une loi naturelle à laquelle je souscris entièrement. Moi-même, je n'hésiterais pas à abattre du gibier si je devais subvenir de cette façon à mes besoins alimentaires. Si je suis contre la chasse, ce n'est pas une question de sensiblerie ou au nom d'une quelconque philosophie, mais pour une question de logique, de raison et d'intelligence. Voyez-vous, malgré les arguments fallacieux qu'osent avancer les chasseurs qui n'ont qu'une demi-once d'intelligence sous leur feutre, la chasse est aujourd'hui une activité non seulement inutile, mais terriblement dommageable pour l'environnement. Ils ont inventé un mot savant pour illusionner les gens, la cynégétique, mais il s'agit d'une science du leurre, cher monsieur, dont le principal gibier, in fine, est l'homme lui-même.

L'apiculteur se laissait à présent emporter par son propre discours. Il tenait un fil gros comme un cordage de navire. Le sujet lui tenait à cœur et il ne semblait pas prêt de lâcher facilement le morceau. Durant plusieurs minutes, il servit à son interlocuteur tous les arguments classiques des opposants à la chasse : l'éradication progressive de certaines espèces animales, les repeuplements arbitraires pour les seules nécessités de ce sport de bourgeois, les déséquilibres provoqués au sein de la faune et de la flore, les pollutions au plomb, l'influence du lobby des armuriers sur la classe politique, et ainsi jusqu'aux accidents de chasse ! Devant de tels arguments, les mobiles évoqués par les chasseurs ne pesaient pas bien lourd à ses yeux. Ceux-ci ne justifiaient sûrement pas l'entretien de ce qui n'était pour lui qu'un sport honteux, travesti en " art " ou en " tradition ". 

- Comment voulez-vous faire comprendre de tels concepts à des êtres aussi immatures ? s'emportait Caraillas. Un chasseur est une personne qui prend plaisir à abattre un animal pour d'autres motifs que sa subsistance, et ce quoi qu'il en dise ! Un tel homme a toujours dans ses veines le sang d'un ancêtre primitif confronté à des pulsions bestiales, peu glorieuses et inavouables. Il y a, derrière ces vestes à seize poches, ces 4x4 rutilants et ces beuveries d'après massacre, des choses relevant du sexe mâle en peine de virilité. Achille Picoreux, notre hourbotte, était un parfait représentant de cette guilde de nuisibles, perturbé de sous la ceinture, plat du ciboulot et vide de l'âme ! Je l'ai bien connu, ce chatouilleux de la gâchette. Bref, tout ça pour vous dire que je n'ai pas été ému une seule seconde quand j'ai découvert son cadavre. 

Caraillas fit une pause hydromel, aussitôt imité par son vis-à-vis.

- Enfin, quand je dis que je n'ai pas été ému, ce n'est pas tout à fait exact. Le spectacle n'était pas beau à voir ! Pour tout vous dire, je ne l'ai pas reconnu tout de suite. Ha ! Sa tête avait doublé de volume. Son cou sortait de sa chemise comme un monstrueux tuyau de poêle cherchant à se dévisser. Et ses mains n'étaient plus que deux bouillies informes. Pouah ! 

- J'ai vu les photos du légiste, intervint Maurice Pagnon pour couper court à cette description peu ragoûtante. 

- Alors vous savez ! Des dizaines, peut-être des centaines de piqûres d'abeilles en colère, ça ne pardonne pas ! Je sais de quoi je parle. Surtout ces petites noiraudes des montagnes, une variété dérivée de Caucasica. Elles ne sont pas aussi féroces que les Adansoni qui colonisent les Amériques depuis qu'un généticien imprudent les a importées d'Afrique, mais il ne faut pas non plus trop énerver nos petites noiraudes sauvages ! Et puis, autant de piqûres à la fois quand les secours ne sont pas sur place, même pour quelqu'un qui n'est pas allergique, ça ne pardonne pas. Le hourbotte a dû étouffer en quelques minutes. Bien fait pour lui ! 

- Il s'agit tout de même d'un accident épouvantable… 

- Un accident ?! Mais c'est de la légitime défense ! Si Picoreux ne les avait pas dérangées, elles ne se seraient jamais jetées sur lui comme autant de petits kamikazes suicidaires. Savez-vous qu'elles y perdent la vie à défendre ainsi la colonie ? Achille Picoreux a eu ce qu'il méritait, un point c'est tout ! Je dirais même plus, il a payé pour les milliers d'animaux qu'il a exterminés depuis des années.

- Soit, c'est votre point de vue. Mais pouvez-vous me donner plus de détails sur la découverte du corps ?

Caraillas se racla la gorge, vida son verre et reprit : 

- J'étais à la recherche de mes petites. Figurez-vous que j'ai eu un essaimage impromptu. Cela arrive parfois avec la surpopulation d'une ruche. J'avais pris une cloche pour récupérer l'essaim, mais malheureusement je ne l'ai pas retrouvé. Je m'étais dit que, si j'avais été une abeille en quête de nouveaux espaces, j'aurais pris vers le sud. Je me suis donc dirigé vers la montagne, dans une enclave moyenne du Galoubiac. Je ne les ai pas retrouvées et je ne saurais dire si elles sont allées plus loin ou dans une autre direction. Par contre, j'ai eu mon attention attirée par une colonie de petites noiraudes sauvages très agitées. Je veux dire, beaucoup plus agitées qu'elles ne le sont d'ordinaire. Je me suis approché prudemment pour les observer. L'endroit est escarpé, à flanc rocheux. Il faut grimper sur des éboulis, puis prendre une corniche peu engageante. Je ne suis plus très jeune mais l'escalade ne m'a jamais rebuté. Arrivé à quelques mètres de la colonie, j'ai vite compris pourquoi il y avait une telle effervescence. Le nid était à moitié détruit et toute la colonie s'activait à sa reconstruction. Dans ces moments là, l'agitation est toujours à son comble à cause des ordres contradictoires, les hésitations entre le déménagement pur et simple, la réparation du nid et la poursuite des tâches habituelles. Une forte odeur de venin planait encore dans l'air, signe qu'il venait d'y avoir une sacrée bagarre ! Cela ajoutait encore à l'excitation des petites. Vous comprenez ma prudence. C'est seulement alors que j'ai aperçu le corps. Il était recroquevillé contre la paroi rocheuse, sous un léger surplomb, comme s'il avait voulu échapper à la furie des abeilles en s'enfonçant au sein même de la montagne... 

- Achille Picoreux !

- Tout juste ! Je l'ai reconnu à ses bottes et à son fusil, car pour la tête, vous savez déjà... 

- Et la balise ?

- Ce n'est pas moi qui ai trouvé l'appareil. Je ne me suis pas attardé sur les lieux. Les petites étaient encore beaucoup trop nerveuses et je n'aurais jamais osé m'approcher du cadavre. Regardez, fit-il en indiquant son oeil droit, voilà leur petit avertissement de bienvenue. Les miennes ne m'auraient jamais fait ça ! Alors j'ai prévenu les gendarmes, puisque pour les secours ce n'était plus la peine. Ce sont eux qui ont découvert la balise dans la gibecière d'Achille, ainsi que la main d'Arcturus !

- Un bien triste trophée, émit Maurice Pagnon. 

- Un trophée à la mesure de ce minable, trancha l'apiculteur. Il a coupé une main parce qu'il n'aurait pas osé ramener la tête. Quant à la balise, il avait probablement l'intention de s'en débarrasser dans un endroit éloigné de son forfait, pour que les scientifiques ne puissent pas remonter jusqu'au corps d'Arcturus. Quand je pense au mal que cette équipe s'est donnée pour tenter de réimplanter un couple d'ours dans nos montagnes, et que ce salaud de Picoreux a descendu le mâle d'un coup de fusil ! Pourquoi, je vous le demande ? Pour le plaisir de faire un carton ! Rien que ça ! L'orgueil du chasseur ! Il s'est ensuite emparé de la balise émettrice fixée sur le dos de l'animal, et en prime il lui a tranché une patte de devant en guise de trophée. Alertés par la découverte des gendarmes, les scientifiques ont finalement retrouvé l'animal au bout de deux jours. Il pourrissait à seulement un kilomètre de l'endroit où le chasseur avait trouvé la mort. Si Picoreux avait eu le temps de détruire la balise ou de la jeter au loin, jamais on n'aurait pu savoir qu'il avait tué Arcturus. C'était sans compter nos braves petites abeilles de montagne ! 

- Et surtout sur la bêtise de cet homme qui est allé déranger leur nid, coupa Maurice Pagnon.

- Bêtise dites-vous ? N'en soyez pas si sûr ! La nature a probablement jugé que ce mécréant, ce nuisible, avait cette fois dépassé les bornes. Un peu tard à mon goût, si vous voulez mon avis. Mais contrairement à nous, dame nature nous laisse toujours une chance, elle ! Non, monsieur le journaliste, la bêtise de cet homme n'y est pour rien. Ou alors elle est si énorme que cette affaire n'est que l'expression salutaire d'une nouvelle forme de sélection naturelle. Ne trouvez-vous pas étrange qu'un homme, certes passablement stupide mais pas fou, aille fourrager à mains nues dans un nid d'abeilles sauvages en pleine miellée ? 

- Evidemment ! Il faudrait être fou, acquiesça le journaliste.

- Malgré tous ses défauts, le hourbotte n'était pas fou. La vérité, c'est que la tentation a été la plus forte ! La bonne odeur du miel frais, cher monsieur Pagnon, est un fumet irrésistible pour un ours des montagnes… 

- Vous voulez dire que...

- C'est exactement ce que je veux dire ! L'homme avait la main d'Arcturus dans sa gibecière. Je ne sais pas comment, mais l'animal s'est vengé, à sa manière !

 

Maurice PAGNON

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