Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

maurice pagnon

un jeu d'enfer

Publié le par HITOYUME

Maurice PAGNON

Il fallait vraiment s'appeler Antonio pour avoir des idées pareilles. Tenir en haleine une heure durant cinquante personnes avec un vulgaire lapin domestique, c'était une trouvaille, il faut bien le reconnaître. Antonio avait arrangé dans un coin du vieux port une piste circulaire de deux mètres de diamètre bordée de cases numérotées. Il lâchait au milieu de la piste un lapin qui devait s'engager dans une case et le joueur qui avait le numéro correspondant emportait le lapin.
C'était très simple. Encore fallait-il y penser ! L'idée n'était pas exactement d'Antonio, pourtant. Ayant découvert le jeu dans une foire d'Auvergne, il l'avait repris et arrangé, puis colporté avec succès dans les ports méditéranéens où abondent les badauds de toutes races.
Maurice Pagnon avait joué le 8. Il étreignait le bout de carton dans sa poche avec angoisse. Le lapin, un superbe géant des Flandres, avançait par petits bonds hésitants devant le 5, le 6, le 7. Maurice porta nerveusement la main à son estomac qui le faisait souffrir.
- Il y a une carotte dans la case 8, se disait-il avec désespoir. Il y a une carotte magnifique !
Mais la suggestion muette de Maurice n'effleura même pas le cerveau obtus du lapin qui passa dédaigneusement devant le 8, négligea même la case numéro 9 où Manuel avait disséminé quelques graines d'avoine et revint au milieu de la piste où il s'étira comme un grand paresseux.
Maurice Pagnon soupira. Il avait faim. Depuis trois jours il était sans travail et il lui faudrait attendre le surlendemain pour toucher l'indemnité dérisoire des chômeurs. Il n'était pas le seul docker dans ce cas. Manuel par exemple... Ainsi parmi tous ces gens qui se trouvaient là, il y en avait deux au moins pour qui les cabrioles du lapin n'étaient pas un spectacle amusant mais une question vitale.
- Une si belle carotte ! gronda Maurice.
- Une pareille avoine, maugréa Manuel en espagnol. Et il ajouta en français à l'adresse de Maurice :
- Si ce n'est pas malheureux !
Les deux hommes se regardèrent et il y eut un bref moment dans leurs yeux une expression de haine, parce qu'ils avaient faim tous les deux. Maurice était persuadé que la carotte valait bien les grains d'avoine et de même Manuel pensait que le géant des Flandres serait parfaitement idiot s'il préférait la carotte. Le lapin ignorait que les joueurs des cases 8 et 9 avaient faim. Et quand bien même il l'aurait su, qu'aurait-il fait de plus ?
En trois bonds il fut devant le 16 où une poignée de son se mélangeait au sable. Un Arabe brandit le numéro 16 et glapit prématurément sa victoire d'une voix gutturale. Antonio montra d'un hochement de tête que les jeux n'étaient pas faits encore.
Effectivement le géant des Flandres tourna fort impoliment le dos à la case et s'immobilisa dans la méditation. Ses longues oreilles pendantes comme des tresses, son nez animé d'un mouvement rapide, il ressemblait à une vieille femme qui marmonne.
- Il réfléchit, pensa Maurice.
C'était stupide. Il savait bien que le lapin n'avait pas faim. Antonio l'avait gavé de pâtée avant le jeu. Si le rongeur ne se décidait pas avant le coup de gong, la partie serait tout de même finie et personne ne l'emporterait. Il restait encore dix minutes. La foule passionnée suivait comme un seul homme le va-et-vient du lapin, silencieuse, avec parfois un cri qui exprimait son émotion. Et justement ce cri paraissait surprendre le lapin qui, flairant un piège, reprenait alors sa méditation.
- J'aurais du mettre du persil, pensa Manuel. Les lapins aiment beaucoup le persil.
Maurice, lui, imaginait le géant des Flandres nageant dans une odorante sauce noire agrémentée de thym. C'était un songe très doux, intime comme un déjeuner du dimanche. Le ventre de Maurice protesta. Il fit entendre un gargouillis bizarre qui appela l'attention de Manuel.
- Tu as faim, toi aussi, dit l'Espagnol.
Maurice allait répondre quelque chose, un mot aimable ou violent, il ne savait pas encore. Mais à ce moment-là le lapin bondit et vint s'installer entre la carotte et les grains d'avoine. Antonio regarda sa montre et dit :
- Dans trois minutes, la partie sera terminée.
La foule murmura, comme pour protester, car on n'aimait pas que le lapin revînt au patron. Manuel et Maurice se regardèrent avec une indicible détresse. Maintenant, ils n'étaient plus ennemis. Il fallait que le lapin fut gagné par l'un ou par l'autre, mais surtout qu'il ne revînt pas à Antonio. Ce dernier dit :
- Deux minutes encore !
L'attente devenait insupportable. Les badauds trépignaient. Alors le géant des Flandres s'approcha de la carotte, la flaira longuement et, sans lui accorder un coup de dent, pénétra dans la case numéro 8. Maurice, grisé, ferma les yeux et remercia le ciel. Manuel lui serra la main.
Antonio était furieux mais il n'en laissa rien paraître. Selon l'usage, il félicita l'heureux gagnant :
- Le numéro 8 emporte un superbe lapin de dix livres, messieurs-dames !
C'était une excellente publicité pour la partie suivante. Maurice prit le lapin et dit à Manuel :
- Viens donc chez nous. Il y en aura toujours un morceau pour toi.
Et ils s'en furent côte à côte dans la ruelle, d'un pas rapide, avec le lapin entre eux, dans une caisse !

A  LUNDI

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 > >>