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maurice pagnon

le rhum

Publié le par HITOYUME

Maurice PAGNON

 

Mal à l'aise, Maurice Pagnon, de plus en plus mal à l'aise, allait sous la lumière diffuse des réverbères du vieux quartier, refuge des artistes et des clochards. Son ombre l'accompagnait, nantie d'une nouvelle vie, plus alerte dans la nuit, son domaine. Elle ne tenait pas en place; ici prenant les devants, s'étirant à perdre corps; là se tassant sur ses arrières. Selon les plans de l'éclairage, elle allait et venait telle un chien qui suit une piste et la perd à tout instant.
Sur le ciel dégagé, on distinguait des milliards de mondes. On ne savait pas ce qu'ils faisaient là, où ils allaient et ce qu'ils deviendraient. A trop les regarder, Maurice avait le vertige des espaces et de la solitude; de l'ennui et de l'exil. Par instant, il éprouvait l'envie de s'y consumer, de n'être plus ce que l'on est quand on est trop soi-même, d'être en même temps tout le monde : un végétal ou un objet. Et objet parmi d'autres objets, il se déplaçait dans la nuit d'une rue, avec son melon et son ombre, sans trop savoir pourquoi, ni vers où il allait.
Il mit le pied sur un carré jaune de lumière crue; il s'y figea, faisant face à la vitre qui l'éclairait. Il détailla son reflet : un visage plat, des oreilles en éventail, un nez et des lèvres écrasés, des mains, sorte de grandes palmes mélancoliques sur une panse fatiguée, des pieds comme des marchepieds de tram. Sur sa tête, son melon avait l'air d'un pot de chambre retourné sur une cymbale. D'une chiquenaude, il en frappa le bord, qui tinta; il le souleva comme pour le saluer. Le pot de chambre s'écrasa à ses pieds et se brisa en mille éclats. Il ne lui restait plus qu'une auréole de cuivre sur le front. Il était donc un saint; il l'ignorait, tout autant que son ombre d'ailleurs qui virevoltait furieusement autour de lui et le faisait trébucher à chaque pas.
- Au pied ! ordonna-t-il, au pied !
L'ombre se calma; se mit à sa droite, un peu en retrait, très digne, comme un chien qui ne cherche aucune piste, ne renifle d'odeur que celle de son maître. Et tous deux, ils continuèrent leur chemin, aux pas, soldats ébréchés par la guerre, fredonnant une rengaine, chargée de nostalgie et de regrets.
Ils reprenaient la rengaine pour la troisième fois lorsque le "la" qu'ils prolongeaient, exagérément,se perdit dans la cacophonie endiablée d'une musique de juke-box qu'une porte brusquement ouverte avait libérée. La musique déferla sur le trottoir dans un tintamarre assourdissant. Dominant la furie des sons, une voix rogue résonnait dans un micro, portée par le vagissement d'une trompette bouchée, les trémolos étirés des saxos, la lamentation syncopée des guitares électriques, l'explosion métallique des cymbales, le martèlement sourd des tambourins, le frétillement osseux des maracas, la rumeur confuse des piétinements et des cris. Ce fut, un instant, dans la nuit, L'expression pure d'une rage démesurée, puis la musique expira aussi sèchement qu'elle s'était imposée, la porte, comme si elle ne s'était entrouverte que sous la poussée des sons, s'était rabattue sur son chambranle, rendant à la rue la pesanteur de son silence, la tranquillité habituelle de ses bruits.
Maurice pénétra dans la boite à musique... Un couloir tapissé d'épais tapis, rougeoyant de lueurs inverties, descendait par un escalier étroit et raide vers les rumeurs d'une salle bondée; il l'emprunta. Une jeune négresse, portant juste où il fallait un coquillage rose, l'accueillit au bas de l'escalier, lui offrant un sourire blanc sur le plateau d'une bouche fardée.
- Par ici, missié.
Elle le débarrassa de son auréole en échange d'un jeton et entrouvrit la porte du salon. Un instant désorienté par les cris, les piétinements, l'ombre sournoise des lampes occultées, il hésita, mais une hôtesse survint aussitôt. Peau de chocolat, souple et claire, jambes musclées, éclat de coquillage sur chaque sein, coque d'huître sur le ventre, de moule sur l'arrière-train, elle proposa :
- Une table, missié ?
- Le comptoi, rétorqua-t-il.Et il emboîta le pas à son guide, méduse sur une mer doucement agitée dans le roulis élastique de ses fesses.
Le comptoir en arc de cercle tenait le fond de la pièce, séparé de l'orchestre par une piste de danse, des tables et des chaises, des tabourets. Une femme, soeur des autres par le teint, l'avarice de l'uniforme et l'efflorescence bulbeuse de la gorge, le desservait.
- Vous désirez, missié ?
Il promena le regard sur la panoplie des bouteilles glauques, couleur de miel et de pieuvre, s'attarda sur le front lisse et noir de la serveuse affaissée sur son verre vide, et échoua sur une de ses mains, abandonnée comme une étoile de mer sur une plage déserte. C'était une main d'ébène, fine comme une encre de Chine; les doigts, prolongés d'ongles vernis de jaune et aiguisés comme des dents de sirènes, avaient un air mystérieux et ironique à la fois. Sur l'index, une pierre verte, enchâssée sur un anneau d'or, lançait des clins d'oeil complices, et d'une perversité ingénue.
- Un double whisky bien tassé, avec un glaçon, s'il vous plaît.
Tandis que l'orchestre repartait sur son second souffle, la main s'éleva, plana dans la lumière diffuse et alla se poser sur une bouteille au ventre bulbeux, couleur de tourbillon et de cuivre en fusion. La voix qui chantait était rogue et enfumée. Elle s'insinuait dans les nerfs, caressait les peaux, créait un climat envoûtant dans lequel les corps se laissaient aller, rêvant de langueur et d'étreinte moite et infiniment prolongée.
L'oeil égaré dans la cohue moutonnante des danseurs, Maurice tâtonna, cherchant son verre. Il le porta à ses lèvres et le vida d'un trait. Il écoutait la voix; il était seul à l'entendre. Il la suivait de l'autre coté des murs, par-delà les plaines et les montagnes, par-delà la mer, tandis qu'empêtrés dans un champ d'algues, les danseurs se noyaient sans une plainte.
-Un rroum, pour monsieur Raymond ! tonitrua un nègre qui venait de prendre place aux côtés de Maurice. Il sortait tout droit d'une ambassade, avec son frac noir de haute coupe aux revers lustrés. Avec ses mains de terre cuite, qui surgissaient de leur manchette d'un blanc impeccable telles des gants de boxe de la cape hermine du "champion'', il sortait tout droit des coulisses de la boxe. Il riait, et c'était sur son visage comme une tonne de chaux répandue sur une mare de goudron.
- Si, si, je vous en prie ! Il s'adressait à Maurice qui faisait mine de refuser.
- Ah ! Le rroum ! Ah ! Les filles ! Hahaha !
Il laissa rire la blancheur immaculée de ses dents sur la tablette ébène du comptoir, se recueillit un bref instant, et ajouta, levant son verre :
- A votre santé, Monsieur Raymond ! Il but, claqua de la langue." C'est si longtemps tout ça ...
Les yeux dans les gencives Maurice voulut protester.
- Longtemps ? Que voulez-vous dire ?
- Et Madame Raymond, que devient-elle ? enchaîna le nègre.
Maurice haussa les épaules, résigné.
- Ca va, .laissa-t-il tomber, espérant clôturer ainsi le sujet entamé.
- Couci-couça, hein ? Si, si, je vous comprends.Savez ?
La même chose, indiqua-t-il, d'un hochement de menton, à la serveuse.
Celle-ci, qui avait devancé la commande, poussa négligemment les deux mesures à leur portée, enfonça son menton dans l'une de ses mains repliée en accoudoir et oublia l'autre sur le poignet du nègre, le palpant, évasive et prudente, cherchant la veine, cherchant le pouls. "Ah ! Le rroum! Ah ! Les filles !" soupira ce dernier tout en épiant la main qui montait sur la sienne. En cet état d'expectative en alerte, il avait l'air d'un crabe qui rencontre un autre crabe et ne sait pas encore s'il va l'attaquer ou lui faire la cour. Insensiblement la main remontait son bras, pénétrant sous la manche, à fleur de pinces, avec des douceurs expertes.
De son côté, Maurice se laissait porter par la voix envoûtante de la chanteuse qui avait entamé une nouvelle chanson.


"Crabe, mon crabe
"Mon petit crabe doré
"Doré mi doré
"Je dormirai
"Entre tes pinces
"Que rincent
" Le sable et l'eau…".


Il était donc question de sable et de crabe qui s'aimaient dans une lagune, au soleil des tropiques, et qui mourraient de s'être étreints trop fort...Sur la piste, les couples enlacés tanguaient lascivement passant du vert au mauve, et de la lie de vin au jaune safran sous le regard des projecteurs qui tournaient au rythme du tango.


"Tout beau, tout beau
"Je rêverai de pinces
"De pinces
Et je mourrai entre tes pinces
"Mon beau crabe d'eau
" Hôhôôô, hôhôôô…

Les deux crabes allaient-ils s'affronter ? L'un avait un menton carré, d'épais sourcils, des muscles durs; l'autre, une bouche vorace, des yeux aigris…Non, le nègre mit fin à la parade amoureuse en retirant sa main.
- A votre santé ! lança-t-il, en faisant tinter son verre sur celui de Maurice. A votre santé, Monsieur Raymond ! Il avala son verre d'un trait et réclama une nouvelle mesure. On entendit le verre pilé crisser entre ses dents. Il asséna une tape amicale sur l'épaule de Maurice
Content de vous revoir... Il y a si longtemps ! Vous écrivez toujours ? Et elle, qu'est-elle devenue ? J'oublie toujours son nom ? Voyons ! La petite, vous vous souvenez ? Elle savait s'amuser …Il renifla son verre, le fit pivoter amoureusement sous son nez."- Ecoutez, Monsieur Raymond, je veux vous faire un aveu...".Il s'appuya de tout le poids de sa décision sur l'épaule de Maurice. Il plongea son regard dans le sien, l'examinant avec l'attention soupçonneuse d'un poivrot, la lèvre critique, le nez pincé.
- Jurez-moi que vous n'en direz rien à personne. On est copain, hein, Monsieur Raymond !
- Oui, oui, approuva machinalement Maurice, tout en cherchant à amener un des deux verres à sa portée.
- Non, non, jurez d'abord. Je ne peux rien vous dire si vous ne jurez pas avant !
Il étreignait Maurice avec insistance. Celui-ci contemplait son verre vide avec dégoût. Sur le comptoir, il voyait quatre verres pleins jusqu'au bord, mais il ne parvenait pas à en saisir un seul; c'était chaque fois le vide qu'il accrochait.
- Je ne jure pas, coupa Maurice, fâché. Je ne jurerai pas. Et laissez-moi tranquille. Je ne suis pas Monsieur Raymond. Je n'ai jamais écrit de livres et je ne connais pas la fille dont vous voulez parler. Foutez-moi donc la paix !
- Oh ! Si, vous êtes Monsieur Raymond, s'entêta le nègre. Il n'y a pas deux Monsieur Raymond. Et d'ailleurs vous la connaissez. Là-bas, vous étiez Monsieur Raymond et vous écriviez des livres. Je suis Samuel et nous avons été à la chasse ensemble, et nous avons bu du "cécé" Il avait saisi Maurice Pagnon par le cou et le secouait sans ménagement comme il l'aurait fait d'un chasse-mouche.
- Vous êtes un faux jeton, un blanc de blanc. Là-bas vous étiez bien content de nous avoir près de vous. Ici, vous nous méprisez. Il lâcha Maurice et se mit à pleurer.
L'orchestre avait entamé une nouvelle mélodie. Elle était triste; il pleuvait; la piste était mouillée. On entendait renifler les filles et gémir les saxos. Les trompettes bouchées lançaient dans la fumée de longs sanglots.
- Monsieur Raymond, souvenez-vous, je vous en prie ! suppliait le nègre.
- Deux rhum, bredouilla Nicolas Nikolayev à bout d'arguments.
- Ah ! Le rroum! Ah ! Les filles ! Le nègre avait oublié sa tristesse pour saisir son verre. Vous souvenez-vous, Monsieur Raymond ! C'était le beau temps !
Ragaillardi, il asséna, de sa main libre des claques de chapelier, sur le dos tassé de son voisin.
- Vous souvenez-vous ? Et quelle fille c'était, alors !
Comme pour rester dans le ton, l'orchestre improvisa une samba


"N'oublie pas Marie
"N'oublie pas Maria
"Que t'es trop jolie
"Pour moi
"Marie, Marie
"Si à la mairie
"LeMaire te marie
" Et donne ta main
"Dis-toi, dis-toi bien
"Que t'es trop jolie…

Ha ! Ha ! Ha ! rigolait maintenant le nègre, frappant à coups redoublés, et de plus en plus énergiquement le dos de Maurice Pagnon, qui comptait les coups au rythme de la samba.

"Un mari c'est rien-Un
"Car t'es trop jolie-Deux
"Trois amants, c'est mieux-Trois
"Marie, Marie-Quatre
"Dis-toi, dis-toi bien-Cinq
"Que t'es trop jolie-Six…

-Quel était déjà son nom, à la fille ? insista le nègre
- Hélène, balbutia Maurice, jouant le jeu.
- Hélène, hein... Hélène ? Oui, je me souviens, Hélène... Hochant la tête, le nègre fit tournoyer son verre sur la tablette du comptoir. Hélène, Hélène... Hélène, l'aimiez, hein ? L'aimiez, bien …L'aimiez, ma petite soeur. Elle avait des seins comme des nids d'abeilles. Sa peau était lisse et brillante comme une truite de Sankuru. Quand elle riait, et elle riait tout le temps, la forêt s'allumait comme une lampe à pression. Elle se donnait à vous tant et plus et, après l'avoir toute prise, vous l'avez toute oubliée. Elle est morte toute seule dans une case où elle n'avait connu que vous. Ah ! Hélène!
Maurice Pagnon entendit gronder les tam-tams. Des chants gutturaux et rythmés s'élevèrent dans la pièce. Une forêt se déplia de ses ombres et de ses cris de bêtes. Une jeune négresse tournait la manivelle d'un phonographe, levait la tête et lui souriait. Le disque lancé, elle ajusta son pagne et entama un pas de danse. , invitant Maurice à le rejoindre. Elle était jeune, elle était belle, elle était souple, elle était indolente, et elle faisait partie intégrante de la nature vierge et promise à toutes les noces…Des souvenirs plus précis remontèrent à la surface,favorisés par les vapeurs de la l'alcool. Il les suivit ,oublieux du temps et de l'endroit.
Lorsqu'il émergea de ses souvenirs,il repéra, devant lui, cinq verres vides...La piste de danse aussi était vide. Tout le monde avait quitté les lieux ; Les filles étaient parties. L'orchestre avait déserté l'estrade, les tambourins avaient déserté les lieux. Maurice Pagnon et le boxeur négre étaient les seuls à occuper le comptoir. Si les bouteilles sur les tables étaient vides, les cendriers étaient remplis de mégots et de cendre. La salle s'était entre-temps affaissée dans une obscurité ouateuse. La serveuse de rôle s'était endormie. Elle n'avait pu entendre le roulement des tam-tams et le chant guttural du sorcier. Au comptoir, la rougeur diffuse d'un feu de bois cernait les bouteilles, les émaux et le plafond.
- Ah ! soupira le nègre, embrassant Maurice, moi aussi, je l'aimais. Il s'accroupit sur son verre, se tassa dans la nostalgie…On est copain, n'est-ce pas nous deux, larmoya-t-il, on est des vrais; on ne se quittera plus jamais, hein ? On s'aime et puis on se perd de vue. On reste seul, tout seul, tout vide... Et pour renforcer le poids de la grande solitude et du grand vide, il abattit sa lourde main de boxeur sur l'épaule de Maurice qui, déjà vacillant, perdit tout à fait l'équilibre, décrocha de son perchoir et se retrouva par terre, abasourdi et grommelant. "Je ne suis pas Monsieur Raymond, pas Monsieur Raymond..." répétait-il dans cet entêtement que donne l'ivresse. Enfin, il se remit tant bien que mal sur ses pieds, défia le nègre, cria. "Pas Monsieur Raymond !" Et s'éloigna d'un pas décisif mais louvoyant.
- Hé là, où vous allez, vous ? s'enquit le nègre. On ne se quitte plus, hein promis
- Ouais... ouais... grommela Maurice Pagnon, Mais tout en chassant d'une main un poursuivant imaginaire, il continuait son exploration de l'arrière-salle.
- Oh là ! Oh là ! fit encore le nègre, qui, bousculant au passage tables et chaises, faisant voler de son battoir les bouteilles, lui emboîtait le pas." Hélène ! Hélène !" criait-il.
L'un derrière l'autre, ils aboutirent à ciel ouvert dans l'arrière-cour de l'immeuble. Ca puait l'alcool, l'urine, l'éther, et la marihuana. On entendait des jets d'eau éclabousser les pierres. Plus loin, on n'entendait rien. Il faisait une nuit de nègre et les étoiles brillaient à peine. Dansant des talons sur les pointes, tourniquant sur eux-mêmes, ils traversèrent la lueur jaune d'une fenêtre et rallièrent les vespasiennes.
- Ha ! Ha ! Ha ! rigolait le nègre; Le rroum ! Les filles ! Il rota.
Maurice aussi rota, puis fut pris d'un fou rire. Il riait, il pleurait et il pissait, tout en suivant le jet déchiré de son urine qui explosait sur la pierre, avant de rassembler ses éclats dans la rigole et de disparaître en flots tumultueux dans le goulot de sortie. Tanguant comme un vieux rafiot sur l'eau lourde d'un port, il buvait ses larmes et dessinait sur la pierre, des arabesques évasives. Un moment il perdit l'équilibre, se rattrapa sur l'épaule droite et demeura dans son cadre, de guingois, agitant rêveusement son pénis à sec, le contemplant avec amertume.
- Hélène ! Ça c'était un fille ! proférait le nègre, à côté lui Il rota de plus belle et, du plat de la main, frappa la pierre lisse, qui résonna comme le claquement d'un coup de feu dans la nuit.
Maurice frissonna. Il se remit sur son centre de gravité, et la main empêtrée dans sa braguette, s'extraya de la pissotière.
- Hélène ! Oah ! appelait le nègre. Oahou ! Hélène !
Son appel dans la nuit était celui de tous les hommes égarés dans les sables mouvants de la vie, au bout d'un long voyage, et qui ont peur, qui espèrent encore et s'accrochent à l'espoir parce qu'ils ont peur...
Revenu sur ses pas, Maurice Pagnon avait traversé la salle et retrouvé la rue. Tanguant sous son melon, et s'empêtrant les pieds dans son ombre, il remontait maintenant une interminable piste d'aviation incendiée d'abeilles d'or qui lui martelaient les pupilles et les tempes; autogyres obsédants, le harcelaient de tous côtés. Il sautait fiévreusement, cherchant à les éviter, et poussait un cri rogue, chaque fois que sain et sauf, il retombait sur ses pieds. Mais il y avait des milliards d'abeilles. A raz de terre, à hauteur d'homme; elles revenaient sans cesse à la charge…Il pensa à voix haute : "Voici un essaim d'abeilles, et moi, je suis la confiture !", et se servant de son melon comme d'un filet à papillons, il attaqua les abeilles, tentant de les plaquer sous son chapeau. Ce fut en vain : aucune ne se laissa prendre. Furieux, il entra dedans des mains et des pieds. C'était une scène étrange que de le voir se démener contre quoi et injurier qui dans cette nuit blanche.
Il se battit ainsi le temps de perdre souffle. Vaincu, il se laissa tomber à l'abri d'un porche et attendit que les bestioles se lassent. Et c'est à croire qu'elles bouclaient un circuit fermé, car plus il en passait, plus il en revenait à la charge. Fondant sur lui, elles sifflaient : "Hélène, ah ! Hélène!".
Et voici que les abeilles se transformaient en guerriers négres à plumes. Le tronc peinturluré de tatouages effrayants, une main armée d'un bouclier et l'autre le menaçant d'une lance, ils tournoyaient autour de lui au rythme du tam-tam Puis il les vit se désarticuler à mesure que les rythmes s'emballaient. Ici c'était des pieds,là des mains,des troncs,des bras,des seins des yeux disproportionnés par la rage,des bouches en forme de gueule de crocodile ,des dents de léopards,tous morceaux d'un puzzle éclaté. La terre bascula sur elle-même et il se sentit partir avec elle dans le grand fossé de l'espace. Son coeur se déchira. .En flots verdâtres et amers, il se dégorgea de lui d'un trait.
Lorsqu'il se releva, plus ou moins soulagé, les abeilles, semble-t-il, avaient enfin abandonné les lieux. Seuls, les cris du négre boxeur résonnait encore dans sous ses tempes :
" Ah, le rroum ! Ah, les filles ", puis se perdirent dans le lointain…Autour de lui, il n'y avait plus que le vide transparent d'une rue déserte, dans la nuit. Il se défripa, rajusta son melon et repartit mélancoliquement dans cette rue qui ressemblait à toutes les autres; dans cette nuit de toutes les nuits, tranquille et sereine dans ses globes blancs comme des couveuses sur la lumière, écoutant avec recueillement le chant étoilé de l'univers…

A  LUNDI

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