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la perfidie de José Sanchez

Publié le par HITOYUME

Le coyote, ce vilain petit chien des collines, cette sale bestiole hargneuse ni rousse ni grise, qui hante éternellement les crêtes en quête d'un mauvais coup, le coyote lui-même, cet effronté, cessait de lancer aux vents du désert sa clameur de mort quand Santiago Pareyas Coranez chantait...
Certains, sans doute, vous affirmeront que Santiago est une sorte de dieu de la frontière, adoré de ses hommes, admiré par ses amis et que ses ennemis respectent. Ceux-là qui affirmeraient pareilles balivernes prouveraient qu'ils n'ont ou bien jamais rencontré sa troupe ou bien qu'ils s'apprêtent à le faire, auquel cas je comprends parfaitement leur prudence de langage. Moi, qui me souviens très bien de Santiago, je le revois comme un des plus curieux chef de desperados que notre bonne vieille terre du Mexique, pourtant fertile quant à la production de cette espèce, ait jamais engendré.
Imaginez, deux fois haut comme vous et trois bonnes fois plus large, un gaillard que vous habillez de somptueux vêtements bleu nuit, chamarrés de passements argent. C'était fait ? Coiffez le tout d'un noir sombrero à broderies blanches et imaginez encore un regard de bison avant la charge, un nez large et gras aux narines palpitantes et des moustaches à faire pâlir le plus favorisé des phoques. Pensez à des lèvres si épaisses que le cigarillo qu'elles pincent éternellement semble une fluette cigarette brune. Fignolez encore. Ajoutez une chevelure batailleuse qui lance ses boucles à l'assaut du front et des oreilles avant de se laisser tomber en mèches folles très bas dans le cou et...
... Et vous aurez de Santiago un portrait semblable à celui que serait dans sa vareuse chaque officier de police, le même que s'étaient gravés dans la mémoire tous les gardes-frontière de Matamoros à San Diego du Pacifique.
Car c'était l'époque où d'inquiétantes affichettes tapissaient les murs de nos villages. Je me souviens...
"Mort ou vif !"... Santiago Coranez... 1000 pesos mort... 100 000 pesos à qui permettra sa capture vivant...".
Si les autorités avaient estimé moins cher la vie de Santiago, José Sanchez eût sans doute conservé la sienne. Mais ces 100 000 pesos, à une époque où les troupeaux n'avaient jamais été si bien gardés, les diligences si solidement escortées et les banques si difficiles à piller, firent perdre à Sanchez son élémentaire prudence. José Sanchez était lieutenant de Santiago. Mais, si Santiago était le chef, Sanchez était l'âme de la bande. Point de coups de main qui n'eussent été conçus et étudiés dans leurs moindres détails par Sanchez. Point de grandes décisions qu'il n'eût approuvées et point d'actions entreprises avant qu'il n'eût donné son avis et ses conseils.
Tel était le rôle de ce petit bonhomme doucereux, rusé, perfide, cruel et ambitieux qui, nous le devinions, briguait depuis toujours la place de Santiago.
Mais qui aurait imaginé, ce soir-là, tandis que nous bivouaquions sur la grande colline des "Demoiselles", à quelques lieues d'Annunzio, qu'une idée diabolique tourmentait José Sanchez. Nous étions au printemps et jamais peut-être nous n'avions tant goûté les senteurs de la nuit. Santiago, assis sur une selle, chantait à pleine voix un fado de son Sud natal. et José, tassé à ses pieds comme un nain, l'accompagnait sur la vieille guitare.
- Plous doucément, Yosé... Plous doucément. Qué c'est tristé, maintenant...
Il semblait que le regard de bison, perdu au loin, s'embuait légèrement. La voix souple et forte montait dans la nuit, tenait une note, modulait une phrase, redescendait vers d'inaccessibles profondeurs. Puis revenait le silence que nous respections quelques secondes, éblouis, fascinés; Santiago baissait les paupières et balançait doucement sa tête comme une jeune fille, tout en jouant a la lanière de cuir de son long fouet.
- Viva Santiago ! Viva lé plous grand chanteur du Mexique...
D'un geste de la main, il faisait semblant de repousser les acclamations qui l'assaillaient :
- Gracias, amigos, gracias. Que c'est vrai qué z'aime lé chant !
C'est ce soir-là que José Sanchez leva vers le chef son visage de fouine. Dans les feux du bivouac, ses yeux lançaient de mauvais éclairs.
- Les hommes disent vrai, Santiago, tu es le plus grand chanteur du pays. Une voix comme la tienne devrait être entendue par tout notre peuple. Ca serait magnifique.
Le fourbe visait au point faible. Santiago se trémousait sur sa selle, tortillant entre ses doigts la mèche du fouet.
- Yé né peut pas chanter pour tout lé monde. Yé né peut chanter que pour vous.
- Si, si Santiago, tu peux chanter pour tous les Mexicains ! Je sais qu'il existe à Annunzio un poste émetteur de radio. Tu sais bien la radio ? Tu parles ou tu chantes devant une petite boîte de fer, et tout le monde t'entend...
- Tout lé monde ?
- Oui, tout le monde !
Santiago s'intéressait. Je compris que José le mènerait exactement où il voudrait. La nuit n'était pas terminée que Santiago, nous écrasant les épaules de grandes claques enthousiastes, décidait de descendre à Annuzio pour ne pas priver ses frères d'entendre la plus grande voix du Mexique.
J'avais du mal à suivre Santiago qui éperonnait sans cesse sa monture. José Sanchez, sa grande guitare ballottant sur son dos, chevauchait près de moi.
- C'est de la folie, José. Nous allons nous faire massacrer ! La tête de Santiago est mise à prix et...
- Silence, froussard ! Il n'y a pas un policier à une lieue à la ronde et je connais le bâtiment. Nous entrons... Surprise ! Santiago chante... et nous filons quelques minutes plus tard.
Je n'arrivais pas à imaginer que l'affaire se déroulerait telle que la décrivait Sanchez. D'autant plus que nous n'étions que trois. Santiago, en cela largement appuyé par José, avait décidé de ne pas fatiguer le reste de la bande, pour ce qu'il appelait une "amusette". Il avait aussi pensé, puisque nous allions là-bas en "artistes", qu'il était inutile d'être armé. Il avait lui-même donné l'exemple en confiant ses énormes colts à crosses de nacre à Juan Miguelas, ne conservant, dérisoire moyen de défense, que son long fouet de cuir.
Avant midi, nous entrions dans Annuzio, dont la grande rue était déserte, la plupart des gens ayant fui le soleil de plomb pour se terrer dans les petites maisons blanches. A midi juste, nous pénétrions dans le bâtiment de la radio que José, en effet, semblait parfaitement connaître. Un portier, reconnaissant sans doute Santiago, ouvrit de grands yeux et s'effaça respectueusement devant nous.
Quand nous fîmes irruption dans le studio capitonné du premier étage, un petit bonhomme s'agitait nerveusement devant le micro.
- Et maintenant, chers auditeurs, nous vous souhaitons bon appétit. L'émission matinale de Radio-Annuzio est terminée.
- Qué non, amigo. Jé souis venu pour les chansons.
L'homme sursauta, et son regard tomba sur Santiago qui se tenait devant la porte, souriant de toutes ses dents. Le programme qu'il tenait entre ses doigts se mit à trembloter.
- Vous n'avez pas... pas le droit, senor.
Le visage de Santiago se rembrunit, et je vis son bras se lever. La lanière du fouet claqua. La mèche, avec une incroyable précision, venait de trancher comme un rasoir le programme du speaker, et celui-ci reculait au plus profond de la salle, atterré !
-Zé m'excouse, chers amigos... Radio-Annuzio vous offre oune soupplémenté. Le célèbre Santiago Coranez va vous chanter... Qué yé pourrait bien leur chanter, Yosé ?
Santiago, intimidé par le micro, tournait un regard implorant vers Sanchez, lequel plaquait déjà quelques accords sur sa guitare.
- Yé t'en prie, Yosé, conseille-moi. Yé leur chante "La Belle de Mexico" ou yé leur chante "Soir sur la pampa" ?
Santiago attaquait de sa belle voix chaude les premières phrases d'une chanson dont j'ignore le titre lorsque poussé par je ne sais trop quel sentiment d'inquiétude, j'allais jeter un coup d'oeil vers la fenêtre.
C'est alors que j'aperçus, se déployant dans la rue, l'escouade de policiers qui encerclait le bâtiment.
- Nous sommes tombés dans un piège ! Fuyons ! Il est peut-être encore temps !
J'avais bondi vers Santiago et je le secouais par les revers de son boléro bleu nuit. Mais Santiago ne bronchait pas. Son regard restait fixé sur la main de José qui pointait sur lui un minuscule pistolet à canon court.
- Vous êtes tombé dans un piège, précisait Sanchez.
Et le traître reculait lentement vers la porte.
- J'ai tout organisé. Je toucherai la prime. Ta carrière est finie, Santiago ! Je prendrai la tête des hommes. Je ferai d'eux les desperados les plus redoutés du Mexique.
- Tou m'as trahi deux fois, Yosé. Oune fois en m'attirant ici et oune fois en gardant ta pistolette. Tou mérites oune bonne correction.
Et le fouet claqua, mordant José aux jambes. Le traître hurla, brandissant à bout de bras son petit pistolet.
- tou né tireras pas, Yosé Sanchez ! Tou né tireras pas, car yé vaut cent mille pesos vivant et yé ne vaut que mille pesos mort.
La lanière de cuir sifflait maintenant sans arrêt, fouettant les bras, le torse, le visage. Un bruit de bottes monta dans l'escalier. Sanchez se rua en criant vers la fenêtre.
- Par ici, il est ici ! Venez... Ven...
Il s'apprêtait à enjamber la barre d'appui quand la mèche du fouet se noua autour de son cou.
- Réviens ici, Yosé Sanchez !
Mais Sanchez sauta ! Il y eut une secousse si violente que Santiago laissa échapper son fouet qui fila à son tour vers la fenêtre. Et... un hurlement étranglé monta de la rue. Je vis le manche du fouet coincé dans l'angle de la fenêtre. Je compris que le corps sans vie de Sanchez devait se balancer contre la façade, à quelques pieds du sol...
La porte éclata sous la poussée des policiers...
Ils nous ont mis en prison, Santiago et moi. Il y a de ça bien des années. Pour ma part, j'en suis sorti, et peut-être un jour vous conterai-je d'autres aventures de Santiago le Chanteur. Lui a trouvé une belle mort, bien après la trahison de Sanchez et... après avoir visité plusieurs prisons de l'Etat mexicain. Il est mort sur son cheval, les pistolets à la main. Et, quand j'entends les coyotes, le soir, je pense toujours à la voix qui les faisait taire !

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