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scenes de vie

au bonheur des vioques

Publié le par HITOYUME

SCENE DE VIE

Pommeau de Louvin et Prince d'Azur s'étaient, la veille, complètement décrédibilisés. Raymond ne décolérait toujours pas.
— Des champions comme ça, on prépare leur sortie, bon sang !
— N'est pas Mistral Pacha qui veut, Raymond.
— Il aurait fallu les chauffer tranquillement et les lancer, à la fin de la saison, sur un dernier grand prix !
 — Bah, ils vont pas être malheureux, tes canassons : la belle vie au haras...
— C'est du gâchis, on leur devait une belle course pour finir. On leur devait ça !
Ginette Raboisson, n'entendant toujours rien au monde hippique malgré des décennies passées à écouter les conversations des turfistes, lança du bout de son comptoir, faussement rêveuse :
— Un bon steak de cheval...
Raymond et Aristide se retournèrent brusquement, outrés.
— Nom de Dieu !
— Avec une petite sauce aux...
— René ! Fais taire ta femme, j'ai la canne qui m'démange !
— Ginette..., soupira laconiquement René Raboisson.
— J'ai encore le droit de dire ce que je veux chez moi, non ? Mais alors ! C'est très bon, le steak de cheval !
Coups de sang et querelles picrocholines rythmaient ainsi, depuis trente ans déjà, le quotidien du Colibri, 32 rue des Mimosas. Aristide Pavard et Raymond Dupuy, fidèles parmi les fidèles, y avaient chacun leurs habitudes.
Le premier accostait au 32 dès l'ouverture, à 9 heures. Il s'humidifiait alors le palais avec un premier ballon de Bordeaux. Vers 12 heures, il partait se remplir l'estomac chez lui, à deux pas de là, où sa dame Denise guettait son retour, debout derrière sa fenêtre. Après l'indispensable sieste digestive, il revenait faire le point au Colibri à la mi-journée. Il levait l'ancre à 17 heures, les mauvais jours ou après 20 heures s'il rencontrait des connaissances motivées pour trinquer, ce qui n'était pas rare.
Raymond Dupuy, lui, avait une cadence plus nerveuse. Il enfourchait sa mobylette dès le lever, la canne plaquée contre le guidon.
Lancé à vive allure dans les rues du centre-ville, l'invétéré joueur qu'il était faisait un premier arrêt au Milord pour y valider son loto ou ses Rapido. Il prenait des nouvelles de Pierre, le tenancier, partageait un petit blanc avec les réguliers du matin puis, il filait au Bacchus, trois rues plus loin, pour y faire son tiercé. Des observateurs extérieurs auraient pu lui conseiller d'enregistrer son tiercé en même temps que ses autres jeux de hasard au Milord, aussi bien équipé que le Bacchus mais Raymond Dupuy n'avait cure de la logique et n'entendait abandonner aucun de ses rituels journaliers. Il ne rentrait que rarement dans ses frais mais il s'entêtait à cramer sa maigre retraite de cheminot en titillant la chance et en fêtant ses victoires ou ses revers, cela avec une régularité tout à fait exemplaire. Son réseau s'étendait des commerçants de son quartier au Milord, du Milord au Bacchus, du Bacchus au Colibri et du Colibri à la gare la plus proche où il retrouvait sur des bancs, toujours les mêmes,  quelques autres vieux messieurs aussi gourmands que lui du spectacle gratuit et hétéroclite offert, à leur insu, par les voyageurs pressés. Il revenait en soirée échanger des philosophies bien senties avec les consommateurs de la maison Raboisson.
— Bon, elle fatigue la m'dame Ginette ? J'ai le gosier sec !
— Ca fait un moment que tout est sec chez vous, j'en ai bien l'impression !
— Mais, comment elle me parle, ta femme, René ? Je vais changer de zinc, moi, ça va être vite fait !
— Hé hé...
— Tu la connais, Raymond, tu la connais... Un amélioré ?
Ginette Raboisson prenait un malin plaisir à froisser les susceptibilités de ses familiers. Ceux-ci s'en offusquaient trente secondes mais, René Raboisson, bouteille en main, se chargeait vite d'apaiser les esprits. La gouailleuse dame ne s'en laissait pas compter par la faune de machistes décrépis qui fréquentaient sa boutique. « J'suis encore la patronne ! », tonnait-elle à longueur de journée et en toutes occasions (quitte à les provoquer).
Tout le monde s'accordait donc, mi-respectueux mi-ironique, à toujours la vouvoyer et à lui servir du « Madame Ginette » à qui-mieux-mieux.
— Mais qu'est-ce qu'il attend, le père Edmond ? Il compte les arbres ?, s'interrogea Aristide Pavard en apercevant, à travers les rideaux saumon de la porte d'entrée, un nonagénaire qui semblait hésiter à traverser.  
Après le passage en trombe d'une voiture, le père Edmond se décida à s'élancer. Puis il s'engouffra dans le bar, la mine soulagée.
— Alors, Edmond ? Tu chauffes le béton ?
— Piqués ! Sont tous piqués !
Il salua mécaniquement l'assemblée et fila s'installer à sa table réservée. Ginette Raboisson vint lui servir une Suze, sans qu'il ait eu besoin de la commander.
Elle l'aimait bien, le père Edmond : au moins, lui, il n'était pas contrariant. La casquette solidement vissée sur le crâne, le regard malicieux, il pouvait rester des heures sans broncher, écoutant les ragots et observant alentour. De temps à autre, il émettait d'énigmatiques « ah oui, ah oui », sans que personne ne sache vraiment à quelle affirmation il acquiesçait.
Une dizaine de consommateurs occupaient déjà l'espace. La majorité était des retraités. L'autre partie était composée d'ivrognes inactifs auxquels il aurait été hasardeux de vouloir donner un âge. Si certains ne décollaient pas du Colibri de la journée, beaucoup ne faisaient que passer, aux mêmes heures en général, avant de repartir inspecter le reste de leur territoire. Partageant grosso modo tous le même secteur, ils se croisaient donc sans cesse au fil du jour, ce qui ne les empêchait pas de se demander, à chaque nouvelle rencontre : « Alors ? Quoi de neuf ? » .
Accoudé au bar, Raymond s'était tourné vers Yvan Roublov, un vieil immigré russe alcoolique, avec lequel il évoquait l'actualité sportive. Les deux hommes n'avaient pas de mots assez durs pour fustiger la dernière performance de Taylago, nouvelle star de leur équipe de foot fétiche et dont le montant du récent transfert alimentait toutes les gazettes.
— A ce prrix-là, on n'a pas le drroit d'êtrre mou du genou !
— Vaut pas tripette ! Une vraie branque ! Même moi avec ma patte folle...
Heureusement pour eux, Ginette Raboisson était occupée à régler le volume de la radio (Mauve FM, la station qui vous aime) qui venait d'annoncer la proche diffusion d'une opérette de Georges Guétary, son chanteur préféré. Elle ne les piquerait donc pas avec son couplet favori : « Ça fait combien d'années que vous n'avez pas touché une balle ? Dites-moi... Je vous fiche mon billet qu'à vingt ans vous aviez déjà vos jolies bedaines ! » .
Ce fut un quadragénaire inconnu, installé près d'eux et qui avait, jusqu'ici, eu la politesse de ne pas se faire remarquer, qui vint les importuner :
— Vous savez, il faut lui laisser le temps de s'acclimater. Il vient juste d'arriver.
Les deux grognards le dévisagèrent, surpris, et se détournèrent aussitôt sans lui répondre. Si le bonhomme voulait devenir un familier du troquet et ne pas être d'emblée caramélisé, il lui faudrait se montrer patient et ne pas prendre à rebrousse-poil les piliers du lieu. N'entrait pas qui voulait dans le cénacle colibrien ! Ceux qui en étaient déjà argumentaient bruyamment et sans complexe, taillant des croupières aux cons d'hier et d'aujourd'hui, partageant humeurs et anecdotes, bons mots et souvenirs nostalgiques d'une époque, d'un pays, d'un quartier forcément plus intéressants que ceux du triste monde actuel.
Pendant que Ginette Raboisson commentait la page nécrologique du canard (soixante-cinq ans, ben dis donc, c'est pas vieux, ça...), René Raboisson participait aux diverses discussions, tout en guettant le niveau de chaque verre. Raymond Dupuy, paraissant obéir à une horloge interne qui l'aurait empêché de rester au même endroit plus de deux heures, décida de filer.
— Tu me marques ça, René ? J'ai pas de mitraille. A plus tard, la compagnie !
— N'oublie pas ton casque, Raymond ! Une aut' larme, Etienne ? C'est jour de fête ?, répondit distraitement René Raboisson.
Son épouse Ginette, surveillant les sorties comme le lait sur le feu, lâcha promptement son journal pour se saisir, sans mot dire, du calepin sur lequel les notes étaient répertoriées. Un moment qu'elle aurait supprimé cette indulgente habitude s'il n'avait tenu qu'à elle. Une plaque offerte par la fille Raboisson à ses parents était d'ailleurs accrochée bien en vue : « M. Marc Moissat a quitté l'établissement. Il a été remplacé par M. Jean Caisse. » .
Tant de spiritualité rendait les papys hilares et prévenaient les nouveaux venus. Le rythme de la boutique était simple à percevoir : à partir du 20, la cadence ralentissait sensiblement (période petit jaune). Les choses sérieuses redémarraient le 5, après le versement des retraites, RSA et autres pensions. Les améliorés redevenaient alors boisson officielle.
Mise en pli impeccable, tailleur irréprochable, broche discrète : Mme Simone fit soudain son entrée. Elle fut chaleureusement saluée par tous. Ginette Raboisson grimaça un sourire à son intention.
— Qu'est-ce que je vous sers, Mme Simone ?
— Comme d'habitude, ma petite Ginette, comme d'habitude...
Mme Ginette prépara et servit donc son picon-bière à Mme Simone, qui ne la regarda plus. « Pétroleuse ! », songea Ginette Raboisson du bout de son comptoir.
 La personnalité de cette septuagénaire lui échappait complètement. Dotée d'une faconde naturelle et d'un langage de charretier qui jurait avec son maintien aristocratique, la dame en imposait et décourageait d'emblée les moindres privautés. Elle ne s'intéressait guère aux pia-pia, encore moins aux problèmes d'arthrite de Mme Ginette et les allusions au climat qui-se-dérègle-et-donc-on-ne-sait-plus-comment-s'habiller amenaient dans sa bouche toujours la même réponse cassante : « Tant qu'il ne pleut pas des pierres... ».
 Elles n'étaient pourtant pas nombreuses les femmes qui franchissaient le seuil de la porte. Hormis quelques commerçantes venant prendre un café sur le pouce et, certains soirs, celles qui venaient récupérer les maris fatigués.
Aujourd'hui, Mme Simone était partie pour s'éterniser, au grand dam de Ginette Raboisson.  
Aristide Pavard rentrerait bientôt manger, retrouver sa femme avec laquelle ils se regarderaient en chiens de faïence, le temps du repas, assis autour de leur petite table en Formica.
Certains commençaient à tituber dangereusement.
Quant au père Edmond, il guettait silencieusement la porte, comme s'il attendait l'arrivée ou le retour d'une personne connue de lui seul.
Il était midi. La journée allait s'écouler paisiblement. D'autres familiers viendraient nourrir les débats, finir les bouteilles et remplir la caisse. D'autres retourneraient dans la rue en mouvement, redevenant des petits vieux anonymes et ralentis au milieu d'une foule stressée et indifférente. Jusqu'à tout à l'heure, jusqu'à demain, où ils feraient le chemin inverse pour revenir au Colibri, 32 rue des Mimosas, tenu par le débonnaire René Raboisson et par son épouse, l'impayable Mme Ginette.

A LUNDI

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