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scenes de vie

une journée dans la vie d'Emma

Publié le par HITOYUME

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Emma ouvre un oeil encore chargé de rimmel. Quelle heure peut-il être ? Elle cherche à capter un peu de jour sur sa montre Mickey, inséparable de son poignet gauche. 11 heures. Tout va bien. Emma s'étire et baille, puis s'assied sur son matelas au ras du sol. Elle jette un regard sur ses seins : tiens, ils commencent légèrement à s'affaisser. Il faudra bientôt songer à la chirurgie. Et s'il n'y avait que les seins ! Elle pousse les couvertures, se lève et trébuche.

"J'ai eu tort de boire autant hier soir" songe-t-elle, en faisant claquer sa langue blanchâtre dans sa bouche pâteuse. 

Elle ouvre les rideaux. le voilage suffit à cacher sa nudité aux yeux des voisins d'en face. Emma peut donc se tortiller à l'aise devant la fenêtre. Elle lève la tête vers le bout de ciel à sa disposition, un petit morceau gris au-dessus de la cour. Evidemment, il va pleuvoir. Elle se recoucherait bien si elle n'avait accepté de déjeuner avec Monique. Elle se laisse toujours pièger. midi, ce n'est vraiment pas une heure pour manger.

L'idée d'un Nescafé bien tassé parvient à ses centres nerveux. Emma enfile une chemise d'homme à carreaux qui lui arrive au ras des fesses et se dirige vers le coin kitchenette de son studio. Elle branche la plaque chauffante. Celle-ci, maculée de reliefs variés, se met à fumer. Emma y pose une casserole remplie d'eau. puis elle ouvre le frigo, ce qui lui donne la chair de poule sur les cuisses. entre deux yaourts périmés, elle saisit une bouteille de boisson au goût d'orange et en avale une grande gorgée décapante. 

Avec le Nescafé brûlant dans une tasse ébréchée, Emma se rassied sur son matelas. Une seule phrase, impérative, traverse son cerveau brumeux :

"émerger, d'abord émerger !"

Elle ouvre le transistor sur FIP, pour éviter le baratin. Des crachotis en tous genres rendent l'audition pénible. Un disque, alors. Non, plus tard. Il faudra le retourner, faire gaffe au bras déglingué de la platine, c'est trop. Emma termine son café, les yeux dans le vague. Sa main droite, machinale, tâtonne sur la moquette à la recherche d'une cigarette et du briquet. Elle allume sa Gitane. Et déclenche ainsi la quinte interminable et habituelle du matin.

A 11h30 commence le plus délicat, l'opération ravalement. La confrontation hideuse avec le miroir de la salle de bains, la première déprime de la journée devant les yeux bouffis, les cheveux emmêlés, les traces de maquillage de la veille. Emma était si jolie, pourtant. Elle faisait l'unanimité : ra-vis-san-te ! Quelle tasse ! Mais se priver de tout pour un maigre sursis, à peine quelques années, ça jamais ! Alors qu'elle peut mourir dans les minutes qui suivent, ou demain en traversant la rue.

Deux index aux ongles nacrés s'acharnent sur un point noir, tapi à l'aile droite du nez retroussé. Il sort, le voilà, petit ver infect et disgratieux ! Emma en salive de plaisir. Le nez tout rouge, elle passe alors aux boutons du menton. Pas assez mûrs pour être percés. Un traitement d'attaque à l'alcool à 90° s'impose. Le menton cramoisi, défigurée pour une bonne demi-heure, elle se fait couler un bain. Et s'y prélasse dans un vide cérébral complet.

Enveloppée dans une grande serviette, et parfumée par une mousse aux vertus desséchantes, Emma entame la phase suivante. Le maquillage.

Avec une longue lamentation intérieure sur les rides, elle étale une crème grasse sur son visage fatigué. Il faudra songer aussi à se faire tirer la peau. Mais où trouver l'argent ? Son compte en banque, si dodu au temps où elle était mannequin, est d'une maigreur alarmante. Trouver du travail, absolument. Mais quoi ? Le recyclage s'annonce difficile. Emma, nature extrême, s'imagine déjà derrière un guichet des P.T.T. ou collant des étiquettes chez Félix Potin. 

Il est midi. Des trésors d'habileté ont été nécessaires pour agrandir les yeux, masquer les rougeurs, discipliner les cheveux fourchus, abîmés par les décolorations successives. Emma se glisse, non sans mal, dans son jean moulant et boutonne son chemisier rétro. Une pointe d'eau de toilette masculine, de chaussettes en Lurex dans ses escarpins à talons aiguilles, et elle dévale l'escalier, son blouson sous le bras.

Monique l'attend à la terrasse de la grande brasserie parisienne. Emma la trouve en beauté aujourd'hui. Normal, elle est plus jeune, elle doit bien avoir trois ans de moins. Et puis la peau de Monique est plus grasse, donc ne ride pas, ou très peu. Et surtout, elle n'a pas la même vie : deux mômes, un mari, un boulot stable, tranquille quoi. Trop tranquille. Elle passe à côté de beaucoup de choses, la pauvre...

Emma prend un apéritif, malgré la présence tenace du Nescafé dans son estomac. Monique, comme d'habitude, ne boit pas, ce qui a le don d'irriter sa voisine. Le rythme de la conversation est irrégulier, la dose de ragôts relativement réduite et le tour des connaissances vite fait. Emma chipote dans son assiette, laisse les pommes de terre et descend la bouteille de rosé. Arrivée au cognac, elle lance quelques considérations pessimistes sur l'existence, qui ne trouvent guère d'écho.

Il est 3 heures quand elles sortent du restaurant, sous les salutations obséquieuses des garçons. Monique va chercher ses lardons chez sa mère. Emma, les joues en feu, n'a rien à faire. Et il pleuvine sournoisement. Rentrer chez elle pour tourner en rond dans son studio ? Quelle horreur ! Bouquiner ? pas envie. Ses trente ans pèsent soudain très lourd. Le plus bel âge de la femme, mon cul, oui ! Sur le trottoir, sous le crachin, la tête rentrée dans les épaules, Emma est torturée par cette pensée gluante qu'elle n'arrive pas à maîtriser : comment ne plus miser sur sa beauté et être bien dans sa peau. L'amour, le travail, les enfants, ou tout à la fois ? Un mec l'aborde pour prendre un verre.

- Foutez-moi la paix ! hurle-t-elle.

Le mec grommelle une obscénité et lui tourne le dos. Elle traverse le boulevard, rassuréé sur son sex-appeal...

Le ciné d'en face donne un peplum bien ringard. juste ce qui convient à la conjoncture actuelle. Emma calcule rapidement :

"J'en sortirai vers 6 heures. Léon vient me chercher à 8 heures, j'aurai le temps de me changer". 

Pendant le générique, elle ressasse :

"Ca ne m'emballe pas de supporter Léon une soirée. Si Richard appelle, je le décommanderai. Mais si personne n'appelle, je serai obligée de le voir".

Elle poursuit, sans conviction :

"En fait, c'est idiot. Je pourrais très bien rester chez moi, lire, me cultiver".

Le sourire ignoble de Sabatier surgit sur l'écran et balaye ses préoccupations.

6 heures. Une musique de 140 violons annonce la fin du film. Emma se réveille, ahurie, et reprend lentement conscience de la situation. Elle a raté les 3/4 du peplum. Dehors, un crépuscule charbonneux s'étale sur la ville. Emma jette un oeil à sa montre Mickey. Il faut rentrer.

A peine arrivée, elle fonce dans la salle de bains. Une nouvelle couche de rimmel qui fait des paquets, une nouvelle couche de fond de teint, qui fait des plaques, les cheveux fourchus qui ont frisotté sous l'humidité. Et le téléphone qui reste muet.

"De moins en moins d'offres" pense Emma. "Processus irréversible. Après tout merde. J'arrête les frais. j'en ai marre, mais marre !".

Elle marche de long en large dans ses 25m². puis fouille dans son sac et en sort un petit papier plié.

"Presque plus rien, tant pis" murmure-t-elle.

Emma renifle profondément. Le goût un peu amer de la poudre lui descend dans l'arrière-gorge. Elle referme avec soin les coins du papier, le range à sa place habituelle, dans son porte-feuille, avec le bout de paille rayé de chez Mac Donald. Elle allume une Gitane en attendant sa petite sensation et va chercher à boire. Un whisky-orange léger, qui enveloppera le goût de la poudre sans le tuer. Ca vient, doucement.

"La meilleure chose au monde..."

Emma soupire de satisfaction. Elle s'assied sur son matelas, caressant son verre. Tout est bien. 

Et si elle ne sortait pas ce soir ? Le programme sera d'une banalité effrayante. Diner médiocre. Léon est près de ses sous. Cinéma, suffit pour aujourd'hui. Terminer par une boîte, avec du disco et des corps qui s'agitent convulsivement, ce n'est plus de son âge. Puis il voudra l'emmener chez lui, en banlieue, dans sa vieille bagnole pourrie. Et s'ils tombaient en panne sur le périph, sous la pluie, quelle angoisse ! Ramener Léon chez elle ? Jamais ! Comment le lourder demain matin ? Il ne doit pas se lever, il ne bosse pas. l'idée de se réveiller à ses côtés, avec la gueule de bois, lui donne déjà la nausée ! Supporter le moment du petit-déjeuner, partager les yeux bouffis, la bouche pâteuse, plutôt mourir ! A la limite, Emma préfère encore la banlieue, se lever à l'aube pendant qu'il dort et prendre le train sans maquillage, avec des lunettes noires.

Il est 8 heures. A partir de cet instant précis, Léon commence à être en retard. Elle s'en fout et branche sa télé portative. Entre les événements en Iran, les travailleurs en lutte de la sidérurgie lorraine et une gorgée de whisky-orange, Emma sent une douce torpeur l'envahir. La pensée que Léon pourrait lui poser un lapin la ferait même sourire.

9 heures. Emma s'est assoupie. Sur le périph, sous les trombes d'eau, Léon attend une dépanneuse.

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