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scenes de vie

la corde

Publié le par HITOYUME

Un bruit sourd mit fin à la danse désarticulée. La chaise heurta la moquette et s’immobilisa, les pieds dressés vers le ciel. Un curieux silence flotta dans la pièce, à peine troublé par le gémissement de la corde fixée au plafond. Les jambes tournoyèrent en une molle chorégraphie, pareille à une valse aérienne dérivant dans l’espace. La tête s’affaissa latéralement et dévoila une physionomie arborant des sourcils noirs contrastant avec des pommettes pâles. 
Puis tout à coup, le menton se souleva, les joues s’animèrent, les lèvres se décollèrent. Les paupières s’ouvrirent sur un regard éclatant qui étudia la situation du perchoir. D’une main puissante, Christian agrippa la corde et de l’autre dégagea son cou de l’étau infernal. Il se réceptionna en prenant soin de plier les genoux pour atténuer la chute. Ensuite il se frictionna longuement la gorge en inspectant sa peau en quête d’une trace indélicate. Rien. 
Un sourire satisfait illumina son visage à peine humecté. La sueur, c’était pour les autres, les pleutres, ceux qui tremblaient à l’idée de changer le cours de l’histoire. La chaise retrouva sa place et la corde disparut dans le tiroir supérieur de la commode. 
C’est un article d’une revue maritime qui l’avait inspiré. Une page consacrée au nœud magique. Une boucle malicieuse qui ne glissait jamais et qu’on pratiquait pour hisser les naufragés. 
Le réveil posé sur la table l’avertit. 19 Heures 50 ! 
Il s’assura que rien ne traînait sur la moquette et quitta la chambre. 
Elle se tenait prostrée au-dessus de l’assiette, une ombre muette, une marionnette dépourvue d’éclat épiant ses moindres gestes, comme sa façon d’éplucher les navets ou encore de découper le bœuf. Cinq ans qu’il supportait ce regard insistant, accroché à sa peau pire qu’une sangsue. Des yeux implorant un signe, un sourire. La maladie s’en prenait désormais aux muscles au point que la paralysie la gangrenait inexorablement. Une variante de Charcot sans solution médicale. 
Et alors ? Ce n’était pas une raison pour gaspiller la vie des autres. Au point d’en devenir esclave, pire, une seconde victime. Il posa la marmite sans desserrer les lèvres. Pour dire quoi d’ailleurs ? 
Suzanne aimait parler, sauf que lui ne supportait pas de l’entendre. Cette bouche engourdie, ces sons inaudibles, cette bouillie stridente et incongrue. Non merci ! 
Elle leva péniblement la cuillère jusqu’à sa bouche. Un coin de lèvre se troussa puis une joue se gonfla en se contorsionnant dans tous les sens. Le moindre geste s’apparentait à un supplice d’une lenteur désespérante. 
- Mes cachets, supplia-t-elle. 
- Le laboratoire a dit non ! Ni Gardénal, ni Dépakine. L’effet serait pire que le mal. Nausée, maux de tête, vomissements et j’en passe. 
- Mes palpitations. Mon cœur…. 
Un jet d’eau continu explosa au fond d’un verre. 
- Bois ! 
Quelques gouttes éclaboussèrent sa serviette. Il lui essuya le menton en haussant les épaules. 
- Que tu peux être empotée ! grogna-t-il en regrettant aussitôt ce signe de mauvaise humeur. Un câlin ce soir ? 
Une brillance pâle se répandit dans les pupilles de l’handicapée. Une sorte d’éclair trahissant un bonheur intime, le constat que les sentiments de son mari n’étaient pas définitivement éteints. 
- 21 Heures dans ma chambre ! dit-il le regard chargé de sous-entendus. 
Suzanne fit rouler son fauteuil hors de la pièce. Sa silhouette s’évanouit dans les profondeurs de l’appartement. Resté seul, Christian s’offrit un cognac. Après tout, il n’anticipait qu’à peine. Une crise cardiaque, quoi de plus banal ! D’autant qu’une enquête ne révèlerait rien. Ni coups, ni blessures. Des grincements lointains l’incitèrent à redresser la tête. 20 Heures 30. 
Il s’autorisa une cigarette et réfléchit à son veuvage. 
La vente de l’appartement, des bijoux, l’ivresse des voyages et des femmes lointaines. Des femmes aux corps intacts. Il imagina Pékin, Rio, Louksor. 
 20 Heures 50. Déjà ! Assez rêvasser ! 
De retour dans la chambre, il récupéra la corde et rapidement planta la chaise sous l’anneau arrimé au plafond. Ensuite il se massa longuement la nuque à l’endroit où pèserait le poids du corps. La minute suivante il était sur la chaise, la corde autour de la gorge, la tête inclinée, suffisamment pour apercevoir le réveil. 
20 Heures 59. Le chambranle tambourina. Le signal ! 
Sous la violence du coup de pied, la chaise se renversa et aussitôt, une sensation d’étouffement lui comprima la cage thoracique. L’air ne parvenait pas à ses poumons, le sang refusait d’atteindre le cerveau, comme refoulé à la base du cou. Les traits défigurés par l’effroi, la panique le saisit. Christian refit les gestes de la répétition, une main tenant la corde et l’autre essayant d’ôter la boucle. En vain. L’étau mortel se resserrait ! Il suffoquait. Sa bouche happait ce qu’elle pouvait d’oxygène. Le couinement familier se rapprocha. La tension de la corde lui raidissait la tête verticalement. Il inclina les yeux. Sa femme se tenait là, sous lui, recroquevillée dans son fauteuil, les mains osseuses agrippées aux accoudoirs. Le regard étrangement mélancolique. L’étreinte se resserrait, le nœud lui écrasait la jugulaire. Il se savait perdu. À moins que Suzanne n’appelle du secours ! 
Christian lui adressa un regard tragique inondé de larmes, de longs sillons griffant sa peau livide. Rien ne se produisit. Le fauteuil se tenait immobile. Implacablement immobile ! 
Son corps donnait l’impression d’une chape de béton tirée vers les profondeurs. Il sombra dans une demi somnolence. Une sensation d’irréalité accompagna ses derniers instants. Non seulement ça !
 Avant de perdre connaissance il entendit la voix chevrotante de Suzanne. Des borborygmes sourds que lui seul comprenait. Il grimaça. Était-ce la colère ou la stupeur ? 
On ne saura jamais la nature des sentiments de Christian au moment où Suzanne prit la parole. Une femme attentive et si dévouée qu’elle l’accompagnait dans l’épreuve. Une femme convaincue que sa place était ici, à ses côtés, une femme amoureuse qui pensait bien faire et qui respectait la volonté de son mari. 
Que lui avait-elle dit au juste ? 
- Si je n’avais pas refait le nœud….ça n’aurait jamais marché.

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